© Nathanaël Mergui/FNMF
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Vers la ratification d'une prévention au rabais

par Joëlle Maraschin / janvier 2018

Plus la mise en oeuvre des ordonnances sur le droit du travail se précise, plus les inquiétudes des acteurs de prévention grandissent. Bilan d'étape après le premier vote parlementaire visant à les ratifier et l'examen de décrets d'application.

En novembre dernier, le projet de loi de ratification des ordonnances sur le droit du travail était débattu par les députés, avec plusieurs amendements. Or, au même moment, les partenaires sociaux étaient consultés, au sein du Conseil d'orientation des conditions de travail (Coct), sur des projets de décrets d'application s'appuyant sur les textes discutés à l'Assemblée. Un exercice simultané qui pouvait donner l'impression aux syndicats d'avancer sur des sables mouvants. "Le ministère nous presse de donner un avis sur des textes non finalisés. Cela témoigne d'un manque de respect des organisations syndicales", s'est indigné Tony Fraquelli, pour la CGT. "Les partenaires sociaux ont été impliqués dès le début du processus d'écriture des ordonnances", tient à rappeler pour sa part Yves Struillou, directeur général du Travail.

Le projet de loi de ratification a finalement été adopté par les députés en première lecture à une très large majorité, le 28 novembre dernier. Il sera discuté au début de cette année par les sénateurs. Son vote définitif par le Parlement conférera force de loi aux ordonnances, qui n'ont pour l'instant qu'une valeur réglementaire. En dépit d'une ultime bataille des députés de gauche pour faire barrage à la réforme, mais aussi des manifestations et appels à la grève organisés cet automne par la CGT et Solidaires, le texte final reprend sans surprise les principales mesures des ordonnances. Une trentaine d'amendements, dont certains déposés par la ministre du Travail, ont néanmoins été approuvés, qui apportent quelques petits changements. Reste à connaître leur devenir devant le Sénat.

 

L'adieu aux CHSCT

Tout d'abord, le projet de loi et les décrets d'application maintiennent la fusion des instances représentatives du personnel, avec la mise en place d'un comité social et économique (CSE). "La multiplication des instances représentatives ne favorise pas nécessairement un dialogue social de qualité", fait valoir Yves Struillou. Dans les entreprises de plus de 50 salariés, le CSE remplace donc le comité d'entreprise, les délégués du personnel et le CHSCT. "Nous avons été mis devant le fait accompli après un simulacre de concertation", déplore Gilles Lecuelle, de la CFE-CGC. Malgré les pétitions et mobilisations pour défendre le maintien des CHSCT, ces derniers disparaissent. Pour les entreprises de plus de 300 salariés ou à risque, la création d'une commission santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT) est prévue. Mais il s'agit d'une simple émanation du CSE. "Nous regrettons que les moyens de fonctionnement de cette commission soient renvoyés entièrement à la négociation souligne Jocelyne Marmande, de FO.

Autre sujet de mécontentement, le décret d'application sur les moyens du CSE confirme un maintien global des heures de délégation, selon la CFDT, mais pas du nombre d'élus. "Ce maintien des heures de délégation, qui pourront être mutualisées et annualisées, est un point positif", commente Hervé Garnier, pour la CFDT. En revanche, les organisations syndicales dénoncent à l'unisson la diminution du nombre d'élus. "C'est un recul sans précédent", s'insurge Tony Fraquelli. "Force est de constater un paradoxe flagrant entre l'affichage d'un dialogue social renforcé et un recul dans le droit à la représentation des salariés", renchérit Jocelyne Marmande. Les élus du CSE devront traiter de nombreux thèmes : emplois, orientations stratégiques, formation, conditions de travail, avec le risque que la santé au travail ne soit pas prioritaire. "Il n'existe pas de domaine de la stratégie de l'entreprise qui ne comporte pas une dimension santé au travail", se défend Yves Struillou.

Les syndicats craignent également une "professionnalisation" des élus, du fait du nombre d'heures important qui leur est accordé, ce qui les éloignerait de la réalité du travail. Et pourrait contribuer à limiter les candidatures aux élections. "Quels seront les candidats qui accepteront de passer autant de temps pour le CSE au détriment de leur carrière ?", s'interroge Gilles Lecuelle. Le décret d'application limite en outre le nombre de mandats consécutifs à trois, que ce soit pour les titulaires ou les suppléants. "Quand on connaît le climat de répression syndicale, la question du devenir des salariés qui auront effectué leurs trois mandats se pose", signale Jérôme Vivenza, de la CGT.

 

L'expertise toujours menacée

Du côté des expertises CHSCT, le principe de leur cofinancement, prévu par les ordonnances, est aussi inscrit dans le projet de loi. Hormis un risque grave et identifié, les expertises seront maintenant financées seulement à 80 % par l'employeur, et à 20 % par le CSE sur son budget de fonctionnement, contre une prise en charge intégrale par l'entreprise auparavant. Sauf que le projet de loi autorise désormais le transfert d'une partie du budget de fonctionnement vers celui des oeuvres sociales et culturelles, en cas d'excédent sur le premier. "Les élus seront soumis à des arbitrages difficiles entre financement d'une expertise ou financement des activités sociales", estime Jérôme Vivenza.

Le cofinancement devait être initialement la règle pour tous les CSE, quel que soit leur budget de fonctionnement, alors qu'il est assis sur la masse salariale. Conséquence du tollé, cette règle a été modifiée à la marge, suite à un amendement déposé par le gouvernement. Afin de ne pas pénaliser les CSE ayant un petit budget, insuffisant pour financer le coût d'une expertise, une prise en charge intégrale par l'employeur est possible. Mais le budget de fonctionnement ne devra pas avoir donné lieu à un transfert d'excédent vers les activités sociales et culturelles au cours des trois années précédentes, ni au cours des trois suivant l'expertise. "Il y aura des contentieux avec les employeurs, ceux-ci argueront que les CSE doivent payer", prédit Tony Fraquelli, de la CGT. "Nous ne savons pas comment le CSE pourra prouver qu'il n'a plus les moyens", confirme Catherine Allemand pour le Syndicat des experts agréés (SEA).

Concernant les experts CHSCT, leur procédure d'agrément, qui dépendait du ministère du Travail après avis du Coct, devient une simple certification, délivrée par le Comité français d'accréditation. "L'abandon de l'agrément met à mal le paritarisme observe Jocelyne Marmande. L'Association des experts agréés et intervenants auprès des CHSCT (Adeaic) pointe le danger d'expertises normées. "S'il s'agit demain de cocher des cases, de vérifier des process, on sera plus dans la gestion des risques que dans la prévention", s'inquiète Annabelle Chassagneux, coprésidente de l'Adeaic. La question des délais dans lesquels les expertises devront être rendues risque aussi d'impacter la qualité de celles-ci. "Les décrets en préparation sur les délais, jugés beaucoup trop courts, vont rendre l'exercice impossible", prévient Catherine Allemand.

 

Prise en charge réduite pour la pénibilité

Le projet de loi de ratification confirme enfin la disparition du compte personnel de prévention de la pénibilité (C3P), au profit d'un nouveau compte professionnel de prévention (C2P). "Le changement de dénomination ne fait pas disparaître la réalité de la pénibilité, qui est celle de dizaines de milliers de salariés souffrant au travail", affirme Jocelyne Marmande. Les salariés exposés à certains risques (bruit, milieu hyperbare, températures extrêmes, travail de nuit, répétitif, en équipes successives) au-delà de seuils continueront comme avant à acquérir des points, qui leur permettront de financer une formation de reconversion, un aménagement du temps de travail ou un départ anticipé en retraite. Mais le C2P exclut désormais quatre facteurs de risque importants : la manutention manuelle de charges, les postures pénibles, les vibrations mécaniques et l'exposition à des agents chimiques dangereux. Une décision lourde de conséquences, notamment en matière de traçabilité individuelle des expositions (voir aussi page 6 de ce numéro).?"Leur évaluation était particulièrement complexe", argue Yves Struillou pour justifier l'exclusion de ces risques. Désormais, les salariés qui y sont exposés ne pourront bénéficier que d'un dispositif de départ en retraite anticipé, déjà existant et réaménagé. Soit, pour partir à 60 ans à taux plein, être victime d'une maladie professionnelle reconnue comme telle, avec un taux d'incapacité permanente (IPP) de 10 % minimum, contre 20 % auparavant. "On passe d'une logique de prévention à une logique de réparation", juge Hervé Garnier. Selon le gouvernement, au moins 10 000 salariés pourront partir en retraite dès cette année grâce à ce dispositif. Un arrêté fixera la liste des maladies professionnelles concernées, reconnues via les tableaux ou le système complémentaire, précise la DGT. "Pour nous, ce sont plutôt 30 000 salariés qui vont pouvoir partir deux ans plus tôt dès 2018", considère Hervé Garnier. De leur côté, la CGT et FO sont plus pessimistes. "La procédure de reconnaissance en maladie professionnelle relève souvent d'un parcours du combattant", note Jocelyne Marmande.

 

Une ordonnance qui ne passe pas auprès des médecins du travail

La médecine du travail n'a pas été oubliée par les ordonnances. Le projet de loi de ratification confirme une modification à la marge de la nouvelle procédure de contestation des avis d'inaptitude. Celle-ci passe par les prud'hommes depuis la loi El Khomri. Le texte remet dans la boucle le médecin-inspecteur du travail, qui en avait disparu. Surtout, il donne le droit à un employeur de désigner un médecin. Cette mesure a déclenché l'ire des professionnels de santé au travail. "Nous sommes révoltés par le fait qu'un médecin puisse être mandaté par l'employeur au cours de la procédure", déclare Jean-Michel Sterdyniak, du Syndicat national des professionnels de la santé au travail (SNPST), qui y voit un risque de rupture du secret médical. Selon le SNPST, les contestations se sont multipliées, et pas toujours pour de bonnes raisons. Pour ne pas payer de licenciement ou se débarrasser de salariés jugés improductifs, des employeurs n'hésitent plus à contester les avis d'inaptitude ou d'aptitude avec restrictions. Et si les salariés peuvent aussi contester, la procédure s'avérerait plus dissuasive pour eux. En effet, les frais de procédure peuvent être mis à la charge de la partie perdante, employeur... comme salarié.

Face aux critiques, le projet de loi de ratification prévoit désormais, pour les travailleurs exposés à des agents chimiques dangereux, une attestation d'exposition délivrée par la médecine du travail avant le départ en retraite, en vue d'une surveillance postprofessionnelle. "La surveillance postprofessionnelle existe en théorie depuis des années, mais cela ne fonctionne pas", avance, dubitatif, Jean-Michel Sterdyniak, médecin du travail et président du Syndicat national des professionnels de la santé au travail (SNPST). Les conditions draconiennes déterminant l'obligation de négocier pour ces risques un accord de prévention, comme le fait de basculer le financement du C2P sur la branche accidents du travail-maladies professionnelles, sont aussi jugées contre-productives par les syndicats

En savoir plus
  • "La santé au travail victime des ordonnances", par Clotilde de Gastines, Santé & Travail n° 100, octobre 2017.