© NATHANAËL MERGUI / MUTUALITÉ FRANÇAISE
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Réforme : menaces sur la visite médicale du travail

par Nathalie Quéruel / janvier 2011

Un leitmotiv préside au projet de réforme de la médecine du travail : son amélioration passerait par moins de clinique médicale et davantage d'interventions sur le terrain. Un troc très incertain pour de nombreux professionnels.

La réforme de la médecine du travail, pour l'heure suspendue au devenir d'une proposition de loi déposée au Sénat, inquiète les professionnels. Notamment le projet de faire sortir les médecins du travail de leur cabinet pour qu'ils se déploient davantage sur le terrain, au motif que cela permettrait, en théorie, d'obtenir une meilleure évaluation des risques professionnels et de déboucher sur des actions de prévention plus efficaces. Sous-entendu : la visite médicale ne sert pas à grand-chose. " Voilà un mouvement à contretemps, juge Philippe Davezies, enseignant-chercheur en médecine du travail à l'université Lyon 1. Au moment où se développent les risques psychosociaux et les troubles musculo-squelettiques (TMS), qui se manifestent de façon très individualisée et relèvent de l'investigation clinique, on somme le médecin de sortir du cabinet pour une prise en charge collective sur les postes de travail ! "

Vers une consultation médico-professionnelle

Aux yeux de nombreux professionnels, centrer les missions du médecin sur l'action en milieu de travail afin d'en corriger les ambiances délétères dénote une vision naïve. Car certains risques ne sont pas directement accessibles à l'action des préventeurs, ainsi qu'en témoigne Odile Query, médecin du travail dans un hôpital : " Toutes les enquêtes montrent que le travail de nuit et les horaires atypiques sont une source de pénibilité importante ; mais voilà des aspects de l'organisation du travail sur lesquels je ne peux rien ! " Selon Philippe Davezies, certaines contraintes nocives, comme le travail répétitif sous cadence, correspondent à l'état des techniques et des relations sociales à un moment donné : " Les spécialistes de la prévention, s'ils s'y attaquent de front, courent à l'échec, car ils se heurtent à la logique productive. L'action se situe là au niveau politique. Mais sur le terrain, il y a des potentiels de transformation qui impliquent de regarder finement les situations de travail, afin d'identifier les endroits où l'organisation grippe. Et le cabinet médical, où les salariés peuvent s'exprimer librement, est l'outil de repérage et d'analyse de ce qui est accessible à l'action. "

Pour ce faire, il paraît essentiel de " redonner du sens " à la visite médicale du travail, voire d'en changer le nom, comme le suggère Dominique Huez, médecin du travail à Chinon : " Il est plus juste de parler de "consultation médico-professionnelle", car les salariés ne sont pas des sujets passifs. " Une consultation qui en premier lieu tournerait le dos à l'aptitude, pivot des visites d'embauche. C'est un point central pour Annie Deveaux, médecin du travail dans un service de santé au travail du Beaujolais : " L'aptitude constitue souvent une entrave au travail clinique avec le salarié et suscite également la méfiance des soignants. " Un avis que partage Christian Torres, lui aussi médecin du travail, pour qui l'examen médical implique deux éléments : la confidentialité et l'autonomie. " Or, aujourd'hui, il y a un conflit déontologique entre notre mission d'aide et celle d'expertise autour de l'aptitude. Le fait que le médecin du travail puisse prendre des décisions sans le consentement des salariés ne crée pas un climat de confiance avec eux ", explique-t-il. Cette défiance fait que ces derniers considèrent assez rarement les médecins du travail comme une " ressource " lorsqu'ils rencontrent des difficultés.

" Tourisme industriel "

Pour beaucoup, " être médecin du travail, c'est avant tout faire de la clinique ", comme les autres praticiens. Selon Alain Grossetête, médecin du travail dans un service interentreprises à Lyon, la clinique médicale du travail repose sur une conception de l'homme au travail, acteur de sa propre santé, qui se bat pour la maintenir : " Cet effort, nous devons le soutenir. Quand un salarié témoigne d'un problème, notre rôle est de l'aider à penser ce qui lui arrive, ce qu'il vit comme un conflit, une rupture. " Cette clinique s'est nourrie des sciences humaines et de l'ergonomie : elle vise à restaurer, chez les salariés en souffrance, les capacités d'expression et d'action, en mettant en évidence, au plus près du travail réel, ce que chacun joue dans son activité, les difficultés rencontrées, les conflits de métiers... Et Philippe Davezies n'y voit pas un frein à l'action collective, au contraire : " Cette assistance à l'élaboration permet l'émergence, dans le débat social au sein de l'entreprise, de contradictions précises dans l'organisation du travail, que les salariés portaient en eux comme un problème privé. "

Aux yeux de Bernadette Berneron, médecin dans un service de santé au travail du Loir-et-Cher, l'entretien clinique s'avère primordial pour faire le lien entre atteinte à la santé et travail : " C'est à partir de témoignages concordants que l'on fait de la veille médicale. Celle-ci ne se borne pas à produire des chiffres sur les accidents du travail, les maladies professionnelles, les arrêts maladie, etc. Seul le récit des salariés sur leur vécu professionnel permet de faire l'articulation avec des changements organisationnels. " Pour les défenseurs de la clinique médicale du travail, la consultation est le lieu où les médecins se forgent la meilleure connaissance sur les situations de travail, en échangeant avec ceux qui les vivent. Les priver de cette expertise serait une erreur, que ne pourrait combler une extension du tiers-temps, à savoir des visites réalisées sur le terrain. " Ce n'est qu'avec les hypothèses et les interrogations que le médecin retire de ses investigations cliniques qu'il est intéressant d'aller sur le terrain, pour vérifier, confirmer ou infirmer ", considère Christian Torres. Sinon, la tournée des postes de travail s'apparente à ce que certains décrivent ironiquement comme du " tourisme industriel ", sans grand effet sur la prévention. " D'autres que nous - les intervenants en prévention des risques professionnels, les ergonomes - vont dans les entreprises, souligne Bernadette Berneron. Alors, pourquoi restreindre ce que nous sommes les seuls à faire : la clinique médicale ? "

Cette clinique du travail, qui assiste les salariés dans le dénouement de noeuds professionnels pesant sur leur santé, quitte-t-elle le terrain de la prévention pour glisser du côté de la thérapeutique ? " Elle n'a rien à voir avec la psychothérapie ou l'élaboration du travail psychanalytique et donc avec le soin, même si la demande des salariés va parfois dans ce sens ", indique Odile Query. Néanmoins, Annie Deveaux note qu'elle s'accompagne d'une évolution de la posture professionnelle du médecin du travail, plus à l'écoute, et peut avoir des effets sur le salarié : " Contribuer à redonner aux salariés des possibilités d'agir a, par ricochet, un pouvoir soignant. " Pour Alain Grossetête, la clinique médicale du travail se situe clairement du côté de la prévention : " La discussion sur les situations de travail, en regard de la trajectoire professionnelle du salarié qui est unique, a la capacité de mettre un frein à un processus pouvant déboucher sur des pathologies plus graves. "