Les reprotoxiques, en toute discrétion...

par Emilie Legrand maîtresse de conférences en sociologie à l'unité de recherche Identités et Sonia Granaux sociologue du travail / juillet 2016

Alors qu'elles provoquent de graves atteintes à la santé, les substances toxiques pour la reproduction restent scientifiquement mal connues. Ce qui explique les carences de la prévention en entreprise, où, de plus, le risque est largement occulté.

Plus de 100 000 substances chimiques sont commercialisées chaque année en Europe, dont certaines sont toxiques pour la reproduction. Ces molécules, comme les autres perturbateurs endocriniens dont elles font partie, sont susceptibles d'agir à faible dose et de provoquer des atteintes à la santé reproductive des hommes et des femmes (stérilité, fausses couches à répétition, fibrome utérin, endométriose...) et à celle de la descendance (malformations congénitales, cancers des organes génitaux, cryptorchidies, hypospadias1 , puberté précoce...) ; d'autres troubles (prématurité, hypotrophie, retard de développement neurologique, de croissance...) peuvent également affecter la descendance.

Un lien avec le travail difficile à établir

Il est extrêmement difficile de qualifier et dénombrer avec précision et exhaustivité les substances reprotoxiques (voir encadré ci-contre), d'établir un lien de causalité entre une exposition et un problème de santé reproductive, voire, avant cela, de débusquer et répertorier les pathologies liées à la périnatalité. Et il est encore moins aisé d'établir un parallèle avec l'activité professionnelle ou les conditions de travail des parents : à l'exception du suivi de la cohorte mères-enfants Pélagie2 , aucune recherche ne semble s'y être attelée. Des données de santé, notamment celles produites par l'Institut de veille sanitaire, révèlent pourtant des évolutions inquiétantes. Ainsi, depuis plusieurs décennies, le nombre d'interventions chirurgicales pour cryptorchidie ou hypospadias est en constante progression, tandis que la concentration spermatique est en baisse. Mais, si la fertilité - principalement celle des hommes, qui reste plus facile à mesurer - a fait l'objet d'un certain nombre d'études, peu de données relatives à la périnatalité sont disponibles. En effet, il n'existe ni système d'alerte évaluant le nombre de fausses couches, ni registres des malformations (hormis les sept registres régionaux mis en place suite à l'affaire du thalidomide3

Dans le système médico-légal français de reconnaissance des maladies professionnelles, la factualité du risque est grandement adossée à la sinistralité, c'est-à-dire au nombre de cas connus et reconnus. En conséquence, le manque de telles données contribue à la mise en invisibilité, sinon au déni de ces risques. En d'autres termes, pas de cas recensés, pas de risque ; or pas de risque, pas d'action Et en effet, dans le cas de la santé reproductive, il n'existe pas de tableaux sur les maladies professionnelles liées à la reproduction, donc pas ou peu de maladies professionnelles reconnues. Elles en deviennent invisibles. Par ailleurs, même si de tels tableaux existaient, il resterait très difficile d'établir un lien de causalité directe entre une maladie et une exposition professionnelle, comme cela a bien été montré dans le cas des cancers professionnels.

Encore trop peu d'informations sur les reprotoxiques

Depuis 2006, l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS) met à disposition des médecins du travail les fiches Demeter (pour "Documents pour l'évaluation médicale des produits toxiques vis-à-vis de la reproduction"), qui fournissent, par substances, des informations sur les risques encourus. A ce jour, environ 150 substances, soit une partie infime des reprotoxiques, font l'objet d'une fiche. Quant aux données disponibles sur les expositions professionnelles, elles restent très partielles. Ainsi, l'édition 2003 de l'enquête Sumer1 n'a pris en compte que trois reprotoxiques : le plomb et ses dérivés ; le dimethylformamide ; le cadmium et ses dérivés. Elle recensait 1,4 % des hommes et 0,5 % des femmes exposés. Les secteurs les plus touchés étaient ceux de la production (2,5 %), de la maintenance (2,5 %) et de la recherche (1,8 %). Pour son édition 2010, Sumer a ajouté à la liste les phtalates, le diméthylacétamide et les éthers de glycol. Entre les deux enquêtes, la proportion des salariés exposés à des agents cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques (CMR) est passée de 13 % à 10 %, mais cette baisse a été moins soutenue pour les reprotoxiques que pour les cancérogènes ; la part des salariés exposés a même augmenté pour certains agents comme le cadmium.

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    Enquête Surveillance médicale des expositions aux risques professionnels, menée par le ministère du Travail.

Compte tenu de ces conditions défavorables, la prise en compte du risque reprotoxique en milieu professionnel semble, a priori, compromise. Mais qu'en est-il précisément ? Comment ce risque est-il pensé et appréhendé, en termes de prévention, tant au niveau des institutions publiques qu'au sein des entreprises ? Une recherche sociologique, intitulée "Santé reproductive et travail : la prévention des risques reprotoxiques" (voir encadré page 45) et menée pour l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses), a permis d'apporter des éléments de réponse.

"Quand on dit CMR, on pense cancérogènes"

Les risques cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques (CMR) sont souvent présentés comme une priorité de l'action des politiques publiques. Pourtant, "quand on dit CMR, on pense cancérogènes", comme l'a résumé un ingénieur-conseil d'une caisse d'assurance retraite et de la santé au travail (Carsat). A quelques exceptions près, tels les éthers de glycol à l'origine d'un scandale sanitaire (en rien comparable avec celui de l'amiante), ce sont les cancérogènes qui sont médiatisés et focalisent - relativement - l'attention. Ainsi, le R de reprotoxique (tout comme le M de mutagène, d'ailleurs) est souvent noyé dans la catégorie générique des CMR, ce qui conduit à son invisibilité.

A cette focalisation sur les cancérogènes s'ajoute une difficulté supplémentaire : les différentes institutions en charge de la santé au travail et/ou de la santé publique (notamment en matière de santé reproductive) ne parviennent pas ou peu à se coordonner et à établir des passerelles. En effet, malgré les volontés affichées du new public management (nouvelle gestion publique), les coopérations entre les services relevant de la santé au travail et ceux relevant de la santé publique sont rares. Les gynécologues, médecins généralistes, pédiatres et spécialistes de la reproduction reconnaissent être peu attentifs à une éventuelle implication du travail au cours de leurs consultations. Les pathologies de la santé reproductive sont peu abordées et étudiées sous l'angle professionnel, mis à part pour quelques substances "vedettes" comme le bisphénol ou les pesticides.

Dans les entreprises étudiées, le risque chimique reprotoxique est peu traité en tant que tel ; il ne fait pas l'objet d'une prévention organisée, comme cela peut être parfois le cas pour les cancérogènes. Les actions de prévention, lorsqu'elles existent, se font au cas par cas, et majoritairement dans celui de la femme enceinte affectée à un poste l'exposant directement à ce risque. Peu de place est faite aux principes édictés par la loi de 1991, qui promeut l'éviction du risque à la source. Ainsi, moins de 1 % des produits ont été substitués, c'est-à-dire remplacés par un autre produit, moins dangereux. Quant aux protections collectives, leur mise en place n'est pas un réflexe systématique, ce qui rejoint les résultats de la dernière enquête Sumer (2010), qui révèlent que seulement 21 % des salariés exposés à des produits chimiques bénéficient d'une mesure de protection collective.

L'unique écart à cette tendance à l'occultation semble être la période de grossesse, une fois déclarée, sans toutefois présumer de l'efficacité des mesures prises, d'autant que les pollutions indirectes sont nombreuses et l'efficacité des dispositifs de protection parfois discutable. En dehors de cette période, la prévention des risques pour la reproduction semble impensée. Grossesse et équipements de protection individuelle (EPI) fonctionnent comme des "écrans", nourrissant l'illusion d'une prévention existante voire efficiente, en lieu et place de mesures collectives de réduction du risque à la source, qui protégeraient à la fois les hommes et les femmes, la vie du foetus et la santé reproductive de toutes et tous. Les expositions aux risques reprotoxiques se perpétuent donc pour la plupart des salariés. De surcroît, cette logique excluante à l'égard des femmes, dès lors qu'elles sont enceintes, contribue à maintenir les inégalités sexuées au travail, car un écartement, même temporaire, peut être préjudiciable à leur carrière ou parcours professionnel, voire à leur emploi.

Ignorance sexuée

Cette focalisation sur la grossesse indique la tendance à croire que le risque reprotoxique ne touche que les femmes. Dans les représentations, celles-ci sont encore considérées comme uniques porteuses de la responsabilité de la conception de l'enfant, le rôle reproducteur leur est dévolu. Parce que ce risque est pensé au féminin, il apparaît dans l'étude qu'il n'intéresse personne - les instances représentatives du personnel, dominées par la gent masculine, ne s'en préoccupent pas -, tout comme le travail féminin. Autrement dit, l'ignorance toxique se double d'une ignorance sexuée.

Par ailleurs, l'inertie envers la santé reproductive des femmes est compensée par l'idée selon laquelle les femmes ont "naturellement" une facilité à se débrouiller, à jongler avec leurs différentes obligations professionnelles et familiales, à être prudentes, surtout concernant la protection de leur progéniture ; il ne serait donc pas nécessaire de les aider. Et plus largement, la grossesse reste un sujet entourée de superstitions, de secrets et de tabous qui permet peu au sujet de sortir au grand jour.

Lorsque les femmes enceintes se trouvent à un poste qui peut mettre leur grossesse en danger, elles ne livrent leurs difficultés qu'à quelques confidentes, avec lesquelles elles élaborent des solutions. Ces arrangements clandestins sont majoritaires dans les trois premiers mois, période la plus délicate pour le foetus mais qui est du coup peu contrôlée, ce qui constitue un fâcheux angle mort dans la prévention du risque reprotoxique.

En majorité, les femmes ne souhaitent pas être soustraites de leur poste de travail lorsqu'elles sont enceintes et elles se sentent plutôt bien protégées, affirment-elles. Au nom des enjeux de carrière, d'un certain héroïsme (notamment de la part des femmes exerçant une activité scientifique), du dévouement (à leurs patients, par exemple) ou tout simplement par crainte de perdre leur emploi, les risques que pourrait comporter l'environnement de travail pour la santé reproductive se trouvent ici banalisés, là acceptés et, au final, mis à distance. Ces femmes peuvent certes avoir connaissance d'"accidents" de grossesse et de cas de malformations dans leur entourage professionnel, mais elles font rarement le lien avec le travail. Est-ce une façon de se préserver d'une logique trop excluante, une manière de se protéger de la peur ? Toujours est-il que la plupart d'entre elles n'entendent pas révéler une quelconque incompatibilité entre leur travail et leur état de grossesse. Ainsi, quasiment aucune femme enceinte n'utilise la possibilité de s'arrêter de travailler proposée par la Sécurité sociale dès lors que le poste est à risque, d'autant que la complexité de la procédure dissuade médecins et salariées.

Travailler coûte que coûte

Plus encore, la logique de carrière ou de métier, la précarité du contrat de travail peuvent être autant de facteurs favorisant la pratique du camouflage de la grossesse et du travail dans des conditions risquées pour le bébé. Par exemple, dans les laboratoires de recherche, les femmes trouvent toutes sortes d'astuces - travailler à côté des paillasses, en venant jeter un coup d'oeil de temps en temps... - pour ne pas être marginalisées dans leur équipe au moment de leur grossesse. Dans le cadre du travail sur projet, qui fixe des échéances très contraignantes, les chercheuses doivent rester performantes pour rester dans la course ; elles continuent donc à prendre des risques, en ne se pliant pas toujours aux exigences d'écartement du poste de travail qu'imposerait la grossesse. Reprenant à son compte les comportements habituels masculins, la culture du risque déclinée au féminin pousse les femmes à poursuivre leur activité pour satisfaire aux exigences de leur ambition, de leur carrière, ou juste pour être reconduites dans leur poste. Si un malheur survient (fausse couche, malformation, stérilité...), la malchance, la volonté divine et surtout la nature seront invoquées pour le justifier. Mais rarement le travail.

Une étude sociologique sur la prévention du risque reprotoxique au travail

Menée entre 2013 et 2015 par une équipe de chercheurs (Sonia Granaux, Béatrice Jacques, Emilie Legrand, Anastasia Meidani, Arnaud Mias, Jean-Louis Renoux), l'étude sociologique "Santé reproductive et travail : la prévention des risques reprotoxiques" a été financée par l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses).

L'enquête a combiné trois volets complémentaires. Le premier s'est intéressé à la mise en pratique de l'action publique en matière de risques toxiques pour la reproduction. Pour cela, quatre régions ont été ciblées : Aquitaine, Haute-Normandie, Ile-de-France et Midi-Pyrénées. Au sein de ces régions, une quarantaine d'entretiens ont été réalisés auprès de quatre des principaux acteurs du champ de la santé au travail : la direction régionale des Entreprises, de la Concurrence, de la Consommation, du Travail et de l'Emploi (Direccte), la caisse d'assurance retraite et de la santé au travail (Carsat), l'agence régionale de santé (ARS) et les consultations de pathologies professionnelles. Le deuxième volet, reposant sur 75 entretiens, a porté sur les pratiques concrètes de prévention de 11 entreprises de secteurs d'activité divers utilisant des substances reprotoxiques mais relevant essentiellement de la chimie, des soins ou de la recherche. Le dernier volet s'est intéressé aux expériences de 43 femmes salariées concernant leur santé reproductive afin d'identifier leurs connaissances et perceptions des risques reprotoxiques et la manière dont elles se protègent de ceux-ci dans leurs pratiques professionnelles.

Si le risque reprotoxique intéresse aussi peu les pouvoirs publics et les entreprises, est-ce parce qu'il est pensé au féminin ? De fait, il ressort de cette recherche sociologique menée pour l'Anses que les représentations et les pratiques s'entrecroisent et s'autoalimentent ; tout cela convergeant en faveur d'une mise en invisibilité du risque reprotoxique.

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    La cryptorchidie et l'hypospadias sont deux malformations génitales du foetus masculin. La première désigne l'absence d'un ou des deux testicules dans le scrotum, le second le mauvais positionnement de l'ouverture de l'urètre.

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    L'étude Pélagie (pour "Perturbateurs endocriniens : étude longitudinale sur les anomalies de la grossesse, l'infertilité et l'enfance") consiste en un suivi épidémiologique d'environ 3 500 mères et enfants, en Bretagne, depuis 2002. Son objectif est d'évaluer l'impact des expositions prénatales à des substances toxiques sur le développement intra-utérin et postnatal.

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    Administré aux femmes enceintes durant les années 1950 et 1960, ce médicament a provoqué de graves malformations congénitales.

En savoir plus
  • Santé reproductive et travail : la prévention des risques reprotoxiques, par Emilie Legrand, rapport à l'Anses, 2015. Document téléchargeable sur www.anses.fr