Risque radioactif confirmé pour les lignards de France Télécom

par Clotilde de Gastines / 29 avril 2015

Un rapport d’expertise CHSCT confirme que les agents de France Télécom intervenant sur les lignes et centraux téléphoniques sont bien exposés à un risque radioactif, comme l’avait révélé Santé & Travail il y a deux ans. Enquête exclusive.

Les lignards et les agents des centraux téléphoniques de France Télécom sont exposés à des rayonnements ionisants significatifs. C’est ce que constate un rapport d’expertise remis récemment au CHSCT de l’unité d’intervention (UI) Auvergne de France Télécom-Orange, auquel Santé & Travail a eu accès. En cause, les parasurtenseurs radioactifs que les agents sont amenés à manipuler, à transporter dans leurs poches, qui se brisent ou qui sont stockés dans des lieux inappropriés. Présents dans les répartiteurs et dans des boîtiers sur les poteaux téléphoniques, ces parasurtenseurs jouent le rôle de fusible en cas de surtension. Il s’agit de petites ampoules de verre, dotées d’électrodes traitées au radium, thorium, tritium... autant d’éléments radioactifs. Des radioéléments interdits depuis 1978, et pour lesquels France Télécom-Orange a demandé tardivement à l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) une autorisation de détention… exigée depuis 2002.

Selon le rapport d’expertise, en seulement deux jours de travail, un installateur qui pose ces ampoules sans précaution dans un grand répartiteur téléphonique peut recevoir un tiers de la dose annuelle maximale tolérée pour un travailleur considéré comme non exposé à des rayonnements ionisants, et 1/60e de la dose annuelle maximale pour un travailleur exposé. Par ailleurs, le rapport insiste sur le fait qu’« en radioprotection, on considère par prudence que toute dose, aussi faible soit-elle, peut entraîner un risque accru de cancer ».

Cette expertise, menée par le cabinet Secafi, conforte les multiples alertes lancées par les CHSCT des UI Auvergne et Hérault de France Télécom-Orange depuis 2006, et l’enquête de notre magazine menée en janvier 2013 (France Télécom : un risque radioactif occulté). Surtout, elle contredit le discours rassurant tenu depuis quinze ans par l’opérateur de télécommunications, qui a toujours invoqué un risque sanitaire « négligeable », notamment par la voix de son médecin coordonnateur, Marie-Pierre Pirlot (Magazine de la santé du 20 avril 2013 sur France 5).

Elle fait aussi suite à une mise en demeure envoyée en octobre 2010 par l’inspection du travail de Haute-Loire à la direction de l’UI Auvergne, exigeant qu’elle élabore un plan d’action spécifique sur les risques radioactifs présentés par ces parasurtenseurs. En vue de contribuer à l’élaboration du plan, le CHSCT a décidé de faire appel à un expert, lequel s’est adjoint les compétences d’une unité de recherche du CNRS de Strasbourg, l’Institut pluridisciplinaire Hubert-Curien (IPHC), qui a enquêté pendant trois ans et planché sur six scénarii d’expositions.

Le radium 226 en ligne de mire

Dans chacun des scénarii, l’IPHC a pris soin de distinguer les modèles de parasurtenseurs, les types de mission (maintenance, installation...) et les lieux d’intervention (répartiteur, central téléphonique ou boîtier électrique). Un outil de simulation permet de calculer les doses d'exposition aux rayonnements en fonction des scénarii, en modulant temps d’exposition, activité radioactive et distance du corps. En définitive, les modèles M01 et Citel71, au radium 226, apparaissent comme les plus dangereux. Le travailleur peut être irradié s’il les garde plusieurs heures dans les poches de sa blouse au niveau de la poitrine, si l'enveloppe est brisée et si les contenants et les lieux de stockage ne sont pas surveillés et étanches.

Des résultats qui tranchent sérieusement avec ceux d’une précédente expertise, confiée en  2010 à l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) par la direction de France Télécom. L’IRSN s’était en effet appuyé sur le spectre d’émission radioactif d’un « parasurtenseur moyen », en écartant notamment les modèles contenant du radium 226, avant de conclure à l’absence de risque. Un choix fondé sur les travaux réalisés précédemment par une société, Hémisphères, mandatée pour élaborer un plan de collecte et de retrait des parasurtenseurs et qui écartait les dispositifs radioactifs « dont l'activité trop importante entraînerait des contraintes lourdes en termes de transport, d’entreposage et de protection des travailleurs »…

Le 22 avril dernier, à Issoire, l’expertise Secafi a été présentée en réunion de CHSCT, en présence de représentants de la direction nationale, d’élus du comité national d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CNHSCT), de l'Inspection du travail et de l'Agence régionale de santé (ARS). « La journée a commencé par la visite d’un site de stockage de 50 000 parafoudres sur les 70 000 démantelés en Auvergne au cours des trois dernières années », explique Frank Refouvelet, agent des lignes et membre du CHSCT. Selon lui, il en resterait encore près de 250 000 dans la région… et plusieurs millions sur l’ensemble de la France. Les délais annoncés en juin 2013 par la direction de France Télécom pour leur retrait définitif au niveau national montrent l’ampleur du chantier : huit ans pour traiter les boîtes de protection disséminées sur les millions de poteaux et trois ans pour les répartiteurs.

Lors de la restitution de l’expertise, le débat s’est noué autour de la mise à jour du catalogue de référence des parasurtenseurs à risque élaboré par France Télécom. Celui-ci n’inclut pas certains modèles, comme le C14, qui nécessite des analyses complémentaires en laboratoire, ou d’autres envoyés pour analyse en 2013 et pour lesquels « on attend encore les résultats », précise Franck Refouvelet. La tension est montée sur la question du tritium, car cette substance gazeuse, qui n’est pas détectable avec un compteur Geiger, peut diffuser à travers le contenant même intact : il peut donc contaminer l’agent par inhalation.

Ne plus nier le risque

Dans la foulée, le CHSCT a voté plusieurs résolutions à l’unanimité pour que l’employeur sorte d'une « logique de négation du risque », en informant de celui-ci tous les agents, mais aussi les sous-traitants. D’autant que, le plus souvent, « l’absence de connaissance du risque est la principale cause de l’exposition à des rayons ionisants », insiste le rapport. La manipulation de ces parasurtenseurs exige en effet un équipement adapté : compteur Geiger, radiamètre, masque FFP3. Les organisations syndicales souhaitent aussi suivre précisément la mise en œuvre région par région du plan de retrait des parasurtenseurs, craignant que la direction n’enterre le sujet en le confiant à des sous-traitants. Contactés par nos soins, les responsables de France Télécom en charge du dossier n’ont pas souhaité s’exprimer.

L’opérateur doit enfin se mettre en conformité avec la réglementation en matière de santé au travail. Les fiches d'exposition individuelles devront désormais intégrer les rayonnements ionisants, afin de permettre une surveillance médicale et des examens médicaux complémentaires aux frais de l'employeur. En revanche, concernant le traçage des expositions passées, le problème reste entier. L’ARS souhaite quant à elle que France Télécom crée un registre des cancers, sur la base de celui mis en place lors d’une étude épidémiologique menée par l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) en 2003. Celle-ci avait constaté un surcroît de mortalité pour les agents des lignes sur les années 1978-1994, avec notamment un risque élevé de cancer des os et des cartilages, une atteinte typique de l’exposition au radium 226.

Du côté du CHSCT, Franck Refouvelet espère que le rapport d’expertise sera présenté en CNHSCT d’ici la fin de l’année, afin que d’autres CHSCT de France Télécom s’en saisissent pour mettre leur employeur face à ses responsabilités. En parallèle, depuis 2011, l’Association d’entraide et de défense des acteurs des télécoms exposés aux toxiques (Edatet) aide les victimes de cancer à faire reconnaître leur pathologie comme maladie professionnelle. A ce jour, une seule personne a été reconnue en commission de réforme… après un véritable parcours du combattant.