Les risques du travail vus par la presse en 1910

par Frédéric Lavignette / juillet 2010

Il y a cent ans, les journaux ignoraient largement la question des risques professionnels. Seules les publications militantes s'en emparaient, appelant à la mobilisation pour l'amélioration des conditions de travail. Revue de presse.

Lourches, 1er mars 1910. En fin de matinée, une explosion se produit au fond de la mine de charbon Schneider et Cie. Neuf corps seront remontés. A côté des 1 100 morts de la catastrophe de Courrières, survenue dans les mêmes circonstances quatre ans auparavant, les effets de ce nouveau coup de grisou dans le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais paraissent bien dérisoires. Dans les journaux, l'accident passe inaperçu. Seule la presse militante locale communique l'information à ses lecteurs du Nord, afin de dénoncer le " capitalisme assassin ". Pour L'Action syndicale du 6 mars, en effet, il ne fait aucun doute que " l'incurie et la rapacité patronales " sont les seules responsables du drame : " Pour qu'il y ait eu flambée, il a fallu qu'il y ait eu du gaz. Donc manque d'hygiène, manque d'aération. Par conséquent, il y a faute patronale. "

Compenser le danger

Si ce n'est à travers le prisme du fait divers, la presse nationale s'attarde assez peu en 1910 sur la question de la sécurité et de l'hygiène au travail. Bien évidemment, c'est du côté des journaux socialistes, qu'ils soient ou non révolutionnaires, que le sujet suscite le plus d'écho. Et lorsqu'on en parle, c'est plutôt sur le ton de l'insurrection. En témoigne cet appel lancé par la Fédération syndicaliste des mineurs et relayé par les organes militants, en réaction à l'accident de Lourches : " Camarades, si vous voulez avoir de meilleures conditions de travail, si vous voulez être moins exposés, n'attendez rien des exploiteurs et des gouvernants qui ne vous considèrent que comme des machines à produire des bénéfices, ne comptez que sur vous-mêmes, organisez-vous, syndiquez-vous, défendez-vous. Souvenez-vous que pour n'importe quelle amélioration, vous n'aurez que ce que vous prendrez, vous ne conserverez que ce que vous défendrez. "

Généralement, les travailleurs réclament en premier lieu une augmentation de salaire, en compensation des risques qu'ils prennent. Le dimanche 20 mars, par exemple, les cheminots " à bout de patience " manifestent dans les rues de Paris " à la conquête des cent sous ". Car leurs salaires minimes ne sont pas à la hauteur de leur mise en danger, indique L'Humanité du jour. Dans les gares de triage, relate ainsi le journal, " les accidents sont fréquents à la formation des trains. L'homme d'équipe amortit le choc entre les wagons qu'il accroche à l'aide d'un frein à sabots, pièce de bois ou de métal qu'il place sous la roue. Il se tient accroupi, il a les mains embarrassées, il doit travailler vite. Parfois le malheur veut qu'il n'ait pas le temps d'éviter la banquette ou marche-pied, du wagon en marche. Elle l'atteint au front et l'assomme. Ou bien il perd l'équilibre sur la voie et la voiture passe... "

Au cours de la première décennie du siècle, les conflits sociaux ne concernent évidemment pas que les " parias du sous-sol " ou les " gagne-petits de la voie ferrée ". Entre 1906 et 1910 particulièrement, presque aucun corps de métier ne semble avoir été épargné par les grèves ou même les sabotages. Pour le seul mois de novembre 1909, indique le quotidien catholique La Croix daté du 16 janvier 1910, 7 403 ouvriers ont mené 62 grèves, dans 19 départements, afin de réclamer de meilleurs salaires et de meilleures conditions de travail.

Douze heures par jour

Les revendications portent, entre autres, sur la réduction du temps d'activité. Il faut dire que les journées sont longues : les 3 millions d'ouvriers exerçant dans les plus de 309 000 usines françaises travaillent douze heures par jour si ce sont des hommes ; les femmes, à l'instar des cheminots, travaillent deux heures de moins. " La diminution des heures de travail, c'est la diminution de la servitude ouvrière ", proclame L'Humanité à la une de son édition du 27 avril, dans un article célébrant " la victoire des employés ". Suivant les traces de leurs collègues de la Samaritaine et du Bazar de l'Hôtel de ville, les salariés des commerces situés dans les quartiers parisiens du Temple, de Belleville et de Ménilmontant ont en effet obtenu la fermeture des magasins à 19 heures. Entre 3 000 et 4 000 travailleurs sont concernés par cette mesure réduisant leur temps de travail quotidien de une à deux heures. Et le journal socialiste de saluer " l'action du Syndicat des employés de la région parisienne ".

" Retraite pour les morts "

Décidément, cent ans ne suffisent pas pour calmer certains débats. Alors que la France de 2010 se divise au sujet des retraites, celle d'il y a un siècle s'animait déjà sur la question, avec une vigueur tout aussi houleuse.

Avant d'être adopté en avril 1910, le projet de loi sur les retraites ouvrières et paysannes (ROP) initié par le gouvernement d'Aristide Briand soulève la colère d'une partie de la classe ouvrière. Et pendant de longs mois, de nombreux journaux militants et la CGT critiquent le principe de ce nouveau dispositif, assimilé à " une vaste escroquerie étatiste, dont les travailleurs feront tous les frais ". A leurs yeux, les retraites ouvrières ont le triple défaut d'être minimes, tardives et alimentées en partie par un impôt sur les ouvriers.

D'après le texte, en effet, les salariés peuvent prendre leur retraite à 65 ans et recevoir une allocation viagère de l'Etat fixée à 60 francs par an. Afin de financer celle-ci, 2 % de cotisation sont prélevés sur les salaires. Pour l'hebdomadaire révolutionnaire La Guerre sociale (27 février 1907), cette retenue est un " impôt nouveau " dont les ouvriers ne sont pas prêts de voir les retombées. Et pour cause : à 65 ans, 95 % d'entre eux seront morts. Pourtant, note L'Action syndicale (3 mars 1910), " tous paieront pour cela et, de ce chef, des milliards s'entasseront bientôt dans les coffres de l'Etat ".

Dans les rangs socialistes, l'idée de cette " retraite pour les morts " par capitalisation n'a pas que des opposants. Jean Jaurès, Edouard Vaillant et les réformistes en acceptent le principe, tout en la trouvant insuffisante. Il sera toujours temps, considèrent-ils, de modifier ce fameux système des retraites qui a fait couler tant d'encre.

Il va de soi que les multiples écarts au règlement commis par le patronat ne sont jamais signalés dans la " grande presse " : à quoi bon exciter plus encore le mouvement syndical déjà disposé à la grève générale... L'évocation des risques tient parfois de l'anecdote. Ainsi, dans son édition du 19 juin, Le Petit Parisien (le plus important titre de la presse populaire d'information, avec 1 400 000 exemplaires par jour) rend compte, avec bienveillance, d'une manifestation organisée la veille sur les grands boulevards de Paris par les croque-morts de la ville. Le vêtement de travail est au coeur de la revendication, comme l'explique le délégué des manifestants interrogé par le journal : " Ce que nous réclamons avant tout, c'est la suppression de notre encombrante livrée et son remplacement par un uniforme sévère, mais plus léger, avec une casquette plate aux armes de la Ville, au lieu du chapeau de toile cirée qui, en cas de pluie, n'est pas une coiffure mais une gouttière. " A terme, les travailleurs funèbres obtiendront gain de cause. Pour quelques gouttes d'eau dans l'océan des risques professionnels...

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