La "RTT", une invention du XIXe siècle

par Bénédicte Reynaud économiste, directrice de recherche au CNRS (Paris-Jourdan Sciences économiques) / janvier 2014

Au XIXe siècle, des enquêtes médico-sociales dénoncent les conditions de travail des ouvriers et leurs effets délétères. Elles légitiment des lois limitant la durée du travail, votées au nom de l'intérêt économique et de la défense nationale.

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, tandis que les salaires réels augmentent, le temps de travail diminue. Les économistes libéraux considèrent ce dernier phénomène comme normal ; il prouverait que les ouvriers ont fait un "arbitrage" entre travail et loisirs, au profit de ceux-ci. A bien y regarder, cette explication ne tient pas. La baisse de la durée du travail résulte du constat des mauvaises conditions de travail - dont cette durée est un des éléments - et de leurs effets délétères. De fait, dans une France marquée par le développement économique et industriel, l'usure au travail se mesure à l'augmentation des maladies professionnelles et des accidents du travail ainsi qu'à la hausse du taux de mortalité. D'autres conséquences de la pénibilité et de la durée du travail sont plus indirectes et se traduisent en particulier par l'alcoolisme, phénomène massif qui préoccupe les médecins tout le long du siècle.

La pratique courante des heures supplémentaires, instaurées par un décret du 17 mai 1851, est un argument en faveur de l'hypothèse selon laquelle les ouvriers n'ont pas la maîtrise de leur temps de travail. Ce décret indique que la fixation de celui-ci est sous le contrôle exclusif du "chef d'usine ou de manufacture"

Peu de revendications avant 1848

D'ailleurs, avant la Révolution de 1848, les revendications pour une diminution du temps de travail restent marginales. Si les ouvriers perçoivent bien la souffrance physique due au travail, force est de constater que, au XIXe siècle, le lien entre conditions de travail et maladies professionnelles n'est pas établi. L'idée d'une lutte contre la durée du travail excessive ne s'est développée qu'à partir du moment où l'ensemble des acteurs sociaux ont pu disposer d'une connaissance partagée des conditions et de la durée du travail, ce qui supposait la production et l'interprétation d'une information pertinente.

Repères
  • 1841 Limitation de la durée du travail des enfants, applicable dans les industries à moteur mécanique ou les usines de plus de 20 personnes.
  • 1848 Fixation de la durée maximale à 11 heures par jour en province et 10 heures à Paris (décret du 2 mars), puis à 12 heures (loi du 9 septembre).
  • 1851 Création des heures supplémentaires
  • 1974 Interdiction de travailler avant l'âge de 12 ans.
  • 1892 Interdiction du travail de nuit pour les femmes.
  • 1900 Loi des 10 heures pour tous, applicable en 1904.

Dans les années 1830, en France comme en Angleterre, l'émergence de la question sociale favorise la production d'une telle information. Le Dr Louis René Villermé, membre de l'Académie de médecine, a créé en 1829 la Revue d'hygiène publique et de médecine légale, qui offre un moyen de diffuser l'état des connaissances dans le domaine de la santé au travail et de promouvoir les actions à mener pour les améliorer. Parallèlement, l'Académie des sciences morales et politiques joue un rôle important. Incarnant une position morale et hygiéniste, cette institution développe, à partir de cette période, des recherches sur l'aggravation du paupérisme. C'est dans ce cadre qu'elle commande deux rapports sur la condition ouvrière, l'un à Villermé, en 1835, l'autre à Eugène Buret, en 1839. D'un point de vue international, c'est l'enquête de Friedrich Engels publiée en 1845 qui retient l'attention : décrivant la "situation de la classe laborieuse en Angleterre", elle aura un impact considérable sur la constitution de la conscience de classe, en particulier au travers de la large diffusion du Capital

Tableau naturaliste de la misère ouvrière

Ces enquêtes ont en commun de fournir une information sur les conditions réelles de travail qui n'avait pas été produite auparavant. Pourquoi contribuent-elles efficacement à la reconnaissance sociale de la situation ? Il apparaît que les médecins y sont pour beaucoup. Ils opèrent en effet la conversion d'un malaise social diffus - "la question du paupérisme" - en un tableau naturaliste de la misère ouvrière. Villermé établit les faits : il enquête lui-même, observe et note ce qu'il voit. Ce travail prend quatre années. Pour la première fois, il est établi que la classe ouvrière vit et endure de très longues journées de travail, dans une pauvreté extrême. En conclusion de son rapport, Villermé demande une réduction du temps du travail, mais que pour les enfants, car ce médecin estime, en libéral, que la condition des ouvriers adultes s'est améliorée. L'enquête est publiée en 1840, sous le titre Tableau de l'état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie. Et tout de suite après, le 22 mars 1841, le Parlement vote la première loi visant à limiter la durée du travail des enfants.

On peut ainsi mesurer combien l'évidence des faits reste sans force si elle n'est pas relayée par une expertise. L'extériorité de l'expertise médicale est une propriété essentielle et générale pour comprendre le poids de la prise de position des médecins. L'efficacité tient donc ici à l'importation d'un savoir légitime. Toutes les enquêtes font apparaître brutalement la corrélation entre la maladie, la mort et la pauvreté. Le savoir médical apparaît comme un moyen efficient de faire entrer la question de la santé publique dans les représentations du travail.

La mauvaise santé d'une part croissante de la population vient également affecter l'intérêt collectif selon un autre canal. La défense nationale est, au moins depuis les guerres napoléoniennes, devenue une question de nombre et de conscription. La menace que font courir à la France une natalité stagnante et une population de plus en plus chétive est perçue assez tôt par les militaires, qui observent notamment la diminution de taille des conscrits. L'inquiétude touche à son paroxysme après la guerre de 1870, quand s'exprime la volonté de préparer la revanche vis-à-vis de l'Allemagne. Car les conseils de révision enregistrent de mauvais résultats. En région textile, par exemple, le taux d'exemptés s'élève en 1879 à 18 % dans certains cantons, alors que la moyenne nationale est de 11 %. La situation est même durable, puisque, deux décennies plus tard, à Mulhouse, ce taux atteint 62 %. Il faut donc préserver la santé de l'ouvrier français, qui est aussi le soldat défenseur de la patrie et de ses usines.

Changement d'horizon temporel

Du côté des employeurs, la vision de l'entreprise passe du court au long terme, rendant possible la diminution du temps de travail. En effet, ce changement d'horizon temporel les amène à penser qu'à long terme la réduction de la durée du travail ne se heurte pas systématiquement à la question de la concurrence entre les entreprises et que, selon une logique d'efficience, une main-d'oeuvre en meilleure santé permet au contraire de réaliser des gains de productivité. Dans ce domaine, l'exemple donné par certains patrons du textile de l'Est et du Nord de la France, bien avant la loi de 1841, est décisif.

Enfin, cette prise de conscience des effets de la durée du travail sur la santé aurait eu un impact moindre si elle ne s'était pas inscrite dans le droit. La loi de 1841 relative au travail des enfants écorne le principe de non-ingérence de l'Etat dans la sphère de l'entreprise, mais son champ d'application est très restreint. C'est l'éphémère décret adopté durant la Révolution de 1848 qui crée une irréversibilité de l'intervention de l'Etat dans la fixation du temps de travail, en instaurant pour la première fois une durée légale maximale - en l'occurrence 11 heures par jour en province et 10 heures à Paris. La seconde moitié du XIXe siècle est scandée par une série de lois, dont celles de 1874 et de 1892, qui limitent ainsi la durée du travail au nom de la protection de la race et de la lutte contre la mortalité infantile et créent l'Inspection du travail, chargée de veiller à l'application de la réglementation.

A lire
  • La France et le temps de travail (1814-2004), sous la direction de Patrick Fridenson et Bénédicte Reynaud, Odile Jacob, 2004.