Sandro De Gasparo : "La prévention doit sortir d'une approche par le risque"

entretien avec Sandro De Gasparo, ergonome
par François Desriaux / avril 2016

Le président de l'association Travail Santé Société Territoires (TSST) veut désenclaver la santé au travail, en amenant le management et les politiques à promouvoir des modèles alternatifs de production ou de service.

Votre toute jeune association, Travail Santé Société Territoires (TSST), a réussi son lancement en réunissant 200 participants au Sénat sur le thème "Santé et travail : repenser les liens". Quel est votre projet ?

Sandro De Gasparo : L'intensité des contradictions entre les modèles de la performance issus de la tradition industrielle et les enjeux de santé posés par le travail est telle, actuellement, que les professionnels de la santé au travail ne peuvent plus exercer seuls la mission de prévention. Les métiers du management sont au coeur de ces mutations et l'organisation du travail doit sortir des impasses de l'approche gestionnaire. Pour cela, notre projet est de désenclaver la santé au travail. Ce qui suppose de sortir la prévention de la vision purement industrielle dans laquelle les métiers de préventeur se sont construits, de prendre en compte les mutations profondes du travail qui mettent en jeu la santé psychique. Cela réclame également d'amener le personnel politique, le législateur comme les élus locaux, à changer de point de vue sur le travail et sur la santé au travail. Nous ne sommes pas si nombreux à porter ce changement de paradigme

Cela fait trente ans que les risques organisationnels - troubles musculo-squelettiques (TMS), risques psychosociaux (RPS) - augmentent et que leur prévention, malgré les discours, est impuissante. Que proposez-vous pour inverser la courbe ?

S. D. G. : Il s'agit de changer d'optique. Deux options sont possibles. La première consiste à considérer que les TMS et les RPS sont à traiter avec les mêmes recettes, les mêmes outils que ceux utilisés pour les nuisances physiques ou chimiques. Vous avez raison : à l'évidence, ça ne marche pas. La seconde consiste à dire que ces "troubles" sont le signe d'une transformation qualitative du rapport entre santé et travail, plus particulièrement du mode d'engagement de la subjectivité, c'est-à-dire ce qui se joue pour nous dans le travail réel, sur le plan de notre corps et de nos affects, de notre vie psychique et de nos aspirations, de nos relations avec les autres. L'action en prévention ne peut donc plus se limiter à une approche par le risque - qui reste pourtant pertinente face à certains problèmes -, mais doit intervenir dans l'organisation du travail. C'est là un enjeu de professionnalisation des préventeurs, qui doivent entrer dans une discussion sur les modèles de performance orientant les choix d'organisation. C'est aussi un enjeu de professionnalisation des managers, qui ont la responsabilité des conditions d'un engagement durable de la subjectivité de leurs équipes. Cela ouvre un espace à des coopérations renouvelées entre ces acteurs.

Pensez-vous que les entreprises commencent à être réceptives à cette nouvelle façon de concevoir le travail et le management de la prévention ?

S. D. G. : Nous constatons surtout que beaucoup d'entreprises, grandes ou petites, sont aujourd'hui confrontées aux limites d'une conception de la performance qui fait l'impasse sur le travail réel. Cela crée une certaine réceptivité, mais ce n'est pas suffisant. Les témoignages, pendant le colloque, ont montré l'importance des dispositifs et des démarches externes à l'entreprise : l'accompagnement par des professionnels, les clubs de réflexion, les associations d'échanges pluridisciplinaires, les réseaux d'aide, etc. Nous souhaitons que les politiques reconnaissent et soutiennent davantage ces initiatives à l'échelle des territoires. C'est indispensable pour faire émerger des modèles alternatifs fondés sur l'importance des coopérations et de la reconnaissance du travail réel.

Repères

Le colloque "Santé et travail : repenser les liens", organisé le 29 janvier dernier au Sénat par l'association Travail Santé Société Territoires (TSST), a réuni 200 personnes, ergonomes, médecins du travail, psychologues, DRH, chefs d'entreprise ou syndicalistes. Placé sous le marrainage de la sénatrice (PCF) Annie David, ancienne présidente de la commission des Affaires sociales du Sénat, il a été introduit par Gérard Larcher, président de la Haute Assemblée et ancien ministre du Travail, et par François Hubault, maître de conférences en ergonomie à l'université Paris 1.
A voir sur www.asso-tsst.org, onglet "Colloque 2016".