© Musée du verre de Charleroi
© Musée du verre de Charleroi

La santé fragile des ouvriers verriers

par Stéphane Palaude historien, président de l'Association de médiatisation des arts du verre par l'étude, la recherche et la réalisation d'événements (Amaverre) / octobre 2019

A la Belle Epoque, les "travailleurs du feu" n'ont guère d'avenir au-delà de 40 ans. Exposés à de multiples risques, dont la chaleur, ils sont victimes de brûlures, de déformations physiques, d'usure du corps, d'atteintes pulmonaires, ou encore de syphilis.

La Belle Epoque marque l'apogée de l'industrie verrière. Bénéficiant d'innovations techniques, la production connaît un essor sans précédent. Grâce, par exemple, à l'introduction du four à bassin à fonte continue, bouteilles ou vitres sortent désormais nuit et jour des ateliers. Ce qui nécessite une main-d'oeuvre abondante. Selon le recensement de 1896, le secteur emploie ainsi plus de 10 % des effectifs industriels français.

Si la santé des usines est florissante, celle de leurs ouvriers l'est en revanche beaucoup moins. En atteste la faible espérance de vie de ces "travailleurs du feu". Dans un ouvrage portant sur les verriers de Carmaux (Tarn), qui fabriquent des bouteilles, l'historienne Joan W. Scott note que la moyenne d'âge au décès avoisine 35 ans. Triste constat qui rejoint celui de Léon et Maurice Bonneff. Dans La vie tragique des travailleurs (1908), les deux frères indiquent que, pour les ouvriers d'Aniche (Nord), spécialisés dans le verre à vitre, cette moyenne dépasse à grand-peine les 40 ans. En verrerie, on commence à 12 ans. Le savoir-faire se transmettant sur le tas, on regarde les plus anciens oeuvrer sept à dix années durant. La force vive productrice du verrier n'excéderait donc pas vingt ans.

"Viande à feu"

En cause, des conditions de travail particulièrement délétères pour la santé. Y compris, comme le relève Caroline Moriceau dans Les douleurs de l'industrie (voir "A lire"), à la cristallerie de Baccarat (Meurthe-et-Moselle), où est pourtant menée une politique sanitaire. La Voix des verriers, publication de la Fédération nationale des travailleurs du verre, se fait l'écho de la situation de ces derniers, qui se définissent comme de la "viande à feu". De fait, travailler à la chaleur constitue une source majeure de risques. Rappelons que le verre est constitué d'un mélange de sable, de soude et de chaux porté à 1 200-1 300 °C dans un four. Au sein de son équipe, le "cueilleur" est le plus exposé à cette chaleur intense. Son rôle consiste en effet à enrouler, à la surface du bain, la matière incandescente au bout de sa canne, avant de passer celle-ci au souffleur, qui se trouve à proximité. Subissant les "morsures du feu", il souffre d'érythème de la face résultant de la combinaison chaleur-hypersudation, mais aussi de déshydratation, qui peut causer un "coup de chaud" : le verrier s'écroule, victime d'une congestion. Cueilleurs et souffleurs sortent parfois se rafraîchir au-dehors. Le contraste des températures conduit à la laryngite, la bronchite, la pleurésie... Pour lutter contre la chaleur, on tente, dans certaines entreprises, d'imposer la ventilation mécanique, qui soulève beaucoup de poussières.

Paradoxalement, le cueilleur se brûle moins les avant-bras depuis qu'il travaille sur bassin à niveau constant. Cela ne lui permet toutefois pas d'éviter la réverbération de la flamme, qui occasionne, à long terme, la "cataracte des verriers". Déjà évoquée en 1700 par Bernardino Ramazzini, précurseur de la médecine du travail, cette pathologie se rencontre davantage depuis l'installation de bassins pouvant contenir plusieurs tonnes de matière. En 1911, la loi impose l'usage d'un écran protecteur en verre bleu pour les jeunes cueilleurs. Un usage qui ne se généralisera pas, car tenir cet appareillage entre les dents est incommode.

Pourtant rendu obligatoire en 1893 pour les plus jeunes, un autre dispositif préventif va se révéler tout aussi peu adapté aux conditions réelles du travail : l'embout personnel interchangeable à enfoncer en extrémité de canne à chaque passage d'outil. Le fait que le bout de la canne de soufflage passe des lèvres du cueilleur à celles du souffleur, en bouteillerie par exemple, soulève en effet le problème de la transmission des maladies. La plus courante : la tuberculose. La plus pernicieuse : la syphilis. Cette dernière est même indemnisée par les tribunaux en 1902. Mais la "syphilis des verriers" se faisant plus rare, les ouvriers, payés à la pièce, délaissent l'embout, dont l'usage génère perte de temps, et donc baisse de salaire.

Joues cassées, mains en crochet

Embout ou non, la mise à la bouche répétée de la canne abîme lèvres et dents. L'intérieur de la paroi buccale présente parfois des lésions, voire des chancres. Par ailleurs, souffler de façon répétée un certain volume d'air dans la canne pour faire grossir la paraison (bulle de verre en cours de formage) provoque à long terme une déformation des joues. Outre que leur peau s'est fortement affinée, celles-ci forment au repos un pli externe : les "joues cassées". Les verriers les plus touchés par cette maladie sont les souffleurs de canons travaillant à la fabrication de verre plat. Long cylindre qui s'obtient par soufflage, le canon atteint par exemple, dans les ateliers du Nord de la France, de 2,20 à 3 mètres, ce qui correspond à un volume d'air de 211 à 288 litres. Or la cadence quotidienne de fabrication s'élève à 90, voire 100 pièces...

Impossible de passer en revue l'ensemble des atteintes dont sont victimes les verriers. Le poids du matériel cumulé à celui du verre porté à bout de bras ainsi que le mauvais positionnement du corps sont source, notamment, de rhumatisme articulaire aigu ou chronique et de torticolis chronique. Citons également la déformation des mains en crochet : à force de tourner la canne entre ses deux mains au-dessus d'un moule pour modeler le verre chaud dans la forme demandée, le verrier voit ses articulations s'imprégner du mouvement. Par ailleurs, les longues et épuisantes journées que connaissent les verriers, sur fond de cadence intense que s'impose l'équipe, sont souvent ponctuées d'accidents : blessures causées par les piqûres de verre, minuscules éclats chauds qui bondissent depuis la canne ; brûlures, contusions et coupures dues, pour la plupart, à la rupture thermique de la pièce en cours de façonnage, ce qui peut provoquer la section d'un ligament ou d'un tendon. A cela s'ajoutent les conséquences sur le métabolisme d'horaires en partie nocturnes (voir "Repère").

 

Repère

Les verriers ont des horaires de travail atypiques. Innovation généralisée dans les années 1880-1890 en verrerie à vitre et en bouteillerie, le four à bassin à fonte continue, qui permet une production ininterrompue, impose le travail posté, donc des horaires de nuit. Le four à creuset reste en revanche utilisé en gobeleterie. L'ouvrier commence sa journée à la fraîche, vers 2 ou 3 heures du matin, et la termine lorsque son pot est vide, vers 13 heures.

Enfants en danger

Les premiers touchés par la pénibilité des conditions de travail demeurent toutefois les enfants. Sur une journée de 12 heures, ils accumulent une fatigue largement supérieure à celle d'un adulte. Ceux employés au transport des pièces de verre vers le four de refroidissement tombent, éreintés par des kilomètres d'allers-retours, et se blessent. En outre, comme les adultes, ils souffrent de la chaleur régnant autour du four de fusion, qui peut aller au-delà de 50 °C en plein été. Enfin, nombre d'entre eux sont victimes de maltraitance. Selon La Voix des verriers, près d'un tiers des enfants n'atteindraient pas 25 ans.

Au cours du XXe siècle, la mécanisation de la production se développe progressivement. Les derniers souffleurs à la bouche disparaissent dans les années 1950, et avec eux les "joues cassées". Mais le mode de fabrication du verre se transformant, d'autres risques émergent. En témoigne aujourd'hui le combat des anciens verriers de Givors (Rhône), qui demandent la reconnaissance de leurs cancers en maladies professionnelles en raison de leur exposition à un cocktail de substances toxiques.

En savoir plus
  • Verreries noires d'Avesnois-Thiérache, XIXe-XXe siècles, par Stéphane Palaude, thèse de doctorat en histoire, université Lille 3, 2009.

  • Les douleurs de l'industrie. L'hygiénisme industriel en France, 1860-1914, par Caroline Moriceau, Editions de l'EHESS, 2009.