"Santé & Travail" fait son numéro

par Isabelle Mahiou / octobre 2017

Intensification du travail, TMS, risques psychosociaux, amiante… A l’occasion de son 100e numéro, votre magazine revient avec ses experts du comité de rédaction sur vingt-cinq ans d’évolution des risques professionnels et de leur prise en charge.

C'était il y a un quart de siècle... En 1991 paraissait le premier numéro de Santé & Travail. Le thème n'intéressait encore qu'une poignée de militants et d'experts. Cent numéros plus tard, il s'est imposé comme un véritable enjeu de société. Et la préservation de la santé au travail comme un principe juridique. Certaines expositions ont reculé, d'autres non, de nouvelles sont apparues, mais leur visibilité dans le débat public est une réalité.

Risques insidieux

Le scandale de l'amiante, qui a éclaté dans la décennie 1990, et ses multiples suites judiciaires ont été un révélateur et un aiguillon essentiel. En 2002, les arrêts "amiante" de la Cour de cassation, concluant que la faute inexcusable d'un employeur découle d'un "simple" manquement à son "obligation de sécurité de résultat", sont une révolution. Un pas de plus est franchi quand, par la suite, cette obligation englobe aussi la prévention. Le CHSCT se voit conférer un rôle central : sa consultation devient incontournable ; il peut obtenir en justice la suspension d'une décision impactant de façon importante les conditions de travail et créant des situations incompatibles avec la santé.

"On ne pense plus la dimension politique du travail"
Anne Flottes psychodynamicienne du travail

"L'affirmation récurrente que des "risques psychosociaux liés à l'organisation du travail" provoqueraient une souffrance inconnue auparavant interroge. Travailler, n'est-ce pas prendre un risque de souffrance et de plaisir ? Ce qui a changé, c'est qu'on ne pense plus la dimension politique du travail. On ne parle plus conflits d'intérêts ou de pouvoir ; on "préfère" croire que le bien-être au travail serait compatible avec les objectifs de compétitivité et de promotion pour tous, qu'il relèverait de la compétence des dirigeants et du professionnalisme des salariés. Mais écarter ainsi les mécanismes de l'exploitation est une illusion dangereuse. Favorisant plus la concurrence que les coopérations entre les salariés, plus la manipulation que l'écoute des usagers, elle finit souvent en déception, voire en culpabilité. La construction individuelle et collective de pratiques moins risquées suppose que les travailleurs analysent les contraintes, les espaces de liberté et les ressorts de leur activité. Cela ne peut être attendu du management. D'où le drame de la suppression du CHSCT, seul soutien possible d'un authentique débat sur l'activité de travail."

Et celles-ci ne manquent pas. Certes, il y a des progrès : sur la durée, une diminution indéniable des accidents du travail, en particulier graves ou mortels, et une baisse des expositions massives et prolongées à certains produits ou situations. "Mais dès qu'on entre dans le moins visible, le moins immédiat, comme le risque toxique ou biologique, les problèmes posturaux, c'est une autre histoire", note Serge Volkoff, statisticien et ergonome. Il en est ainsi des pluriexpositions faibles ou modérées à des polluants, sur un poste ou au cours du parcours professionnel, qui "peuvent se potentialiser" et dont "les effets sont dilués, difficiles à repérer, et se soldent par des pathologies quand les gens ne travaillent plus", explique Philippe Davezies, chercheur en médecine et santé au travail. Entre manque de données toxicologiques sur les substances et obstacles à leur reconnaissance en maladies professionnelles, les cancers liés au travail restent en grande partie invisibles, à part ceux en relation avec l'amiante (plus de 80 % des cancers reconnus).

Quant aux troubles musculo-squelettiques (TMS), ils ont explosé dans la période. Certes, ils sont depuis peu en régression (- 4,1 % en 2016), mais ils restent à un niveau élevé, avec plus de 42 000 maladies professionnelles reconnues l'an passé, soit 87 % du total, selon les chiffres fournis par la Caisse nationale d'assurance maladie. Ils constituent l'un des deux marqueurs de l'évolution des organisations de travail sur les vingt-cinq dernières années. L'autre étant la souffrance psychique. Popularisée par la thématique du harcèlement moral à la fin des années 1990, elle a envahi des environnements professionnels extrêmement diversifiés. La multiplication des suicides de techniciens et ingénieurs de grandes entreprises comme Renault et France Télécom, à la fin des années 2000, en a apporté un témoignage violent et a fait grand bruit. Les organisations pathogènes sont pointées du doigt.

Revoir l'organisation du travail pour prévenir les TMS
Bernard Dugué enseignant-chercheur en ergonomie

"Il y a vingt-cinq ans, on avait sur les troubles musculo-squelettiques (TMS) une vision très centrée sur les "gestes et postures". Nous avons réussi à faire prendre conscience que ces maladies sont plurifactorielles et que, pour les prévenir, il faut revoir l'organisation du travail, mobiliser de nombreux acteurs et s'inscrire dans la durée. Ce n'est pas un problème qu'une direction peut régler seule, et une bonne fois pour toutes. S'il existe nombre d'expériences de terrain réunissant ces conditions, leur capitalisation et l'impulsion d'une prévention durable à l'échelle nationale ne sont pas à la hauteur des enjeux. En tête des maladies professionnelles reconnues, les TMS sont un fléau qui reste, et de très loin, la première cause d'inaptitude et d'exclusion du monde du travail. Ils sont aussi le symptôme de dysfonctionnements majeurs des organisations, qui handicapent gravement la qualité de nos produits et services. A condition de miser sur la formation de ses membres et de lui laisser du temps, le CHSCT était un lieu privilégié pour initier et accompagner les démarches de prévention des TMS. Le défi risque d'être plus compliqué à relever avec la fusion des instances représentatives du personnel."

"Le monde taylorien ancien a reculé, décrypte Philippe Davezies. Les organisations mobilisent davantage les ressources physiques et psychologiques. Elles font plus appel à l'intelligence humaine, tout en se déployant sur un fond d'intensification du travail où se mêlent des volontés de standardisation mais aussi d'adaptation permanente. Le tout sous contrainte de temps, et dans un contexte de concurrence exacerbée générée par l'ouverture du marché mondial." Résultat, résume-t-il, "des situations beaucoup plus chahutées qu'avant, beaucoup plus différenciées, qui se traduisent par des problèmes de santé très personnalisés". Car elles attaquent la subjectivité des personnes, créent des conflits personnels et interindividuels.

Une réglementation mal appliquée

Enquêtes et recherches à l'appui, le champ des connaissances en santé au travail a beaucoup progressé ces vingt-cinq dernières années. Tout comme l'expertise publique, à travers la création de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses) et de l'Institut de veille sanitaire (InVS), devenu depuis Santé publique France. La réglementation en matière de prévention s'est elle aussi enrichie, qu'il s'agisse de nouvelles dispositions relatives au risque chimique et aux agents cancérogènes ou de l'obligation d'évaluation des risques dans l'entreprise. Mais, faute de contrôle et de pouvoir de sanction, son application n'est pas à la hauteur.

La fin de la médecine du travail pour tous
Dominique Huez médecin du travail

"Porteuse de relents eugénistes de sélection de la main-d'oeuvre, la médecine du travail est longtemps restée très ambiguë. Les transformations des environnements et organisations de travail aidant, les débats sur son indépendance, sa spécificité, l'aptitude ont avancé socialement. La nécessité de son évolution s'est imposée. Accompagner les salariés, constater les atteintes à leur santé, permettre la prévention... elle est le seul outil qui, dans l'énonciation de ses constats, peut s'affranchir du poids des considérations économiques. Hélas, la dernière réforme oriente la médecine du travail vers la sélection de la main-d'oeuvre sur les postes à risque. Pour la plupart des salariés, sauf pathologie constituée ou travail dans un secteur à surrisque, c'est la mort de tout accompagnement. Or, pour déployer la prévention, il faut que le médecin puisse appréhender les mécanismes délétères à travers sa connaissance de l'ensemble du collectif. Ce serait différent s'il pouvait s'appuyer sur des infirmiers ayant un vrai statut d'indépendance et une formation supérieure autorisant des diagnostics robustes."

Parallèlement, les spécificités de nouveaux polluants inquiétants, tels les nanomatériaux ou les perturbateurs endocriniens, ne sont toujours pas prises en compte. Et pour ce qui est des pesticides, qui ont pourtant fait l'objet de nombre d'études et alertes, on attend toujours la mise en oeuvre des recommandations de l'Anses.

Des travailleurs vieillissants mis en difficulté
Serge Volkoff statisticien et ergonome

"Au cours des quinze dernières années, on a fermé toutes les voies de sortie pour les travailleurs vieillissants et, simultanément, allongé la durée de vie active. Avec quelles conséquences ? Tout dépend du travail, du parcours et de l'état de santé de la personne. Les horaires atypiques fragilisant le sommeil, les postures corporelles difficiles, la multiplication des situations d'urgence, qui les prive de possibilités d'anticipation, mettent ces travailleurs en difficulté. De même que l'intensification des changements - de méthodes, d'organisation, etc. -, dès lors qu'on ne crée pas les conditions pour que ces travailleurs développent d'autres stratégies individuelles ou collectives, d'autant qu'il s'agit d'une remise en cause de leur expérience. La prévention de ces problèmes dépend beaucoup de la sensibilité et de l'attitude du management. Nécessitant continuité et attention concrète, elle se niche souvent dans des entreprises qui ont des marges de manoeuvre, avec un patron issu du métier. Mais la "prévention" se limite en général au licenciement pour inaptitude et à la non-embauche de chômeurs âgés."

Petite musique libérale

Enfin, depuis le quinquennat Hollande, il y a cette petite musique inspirée par l'orthodoxie libérale et reprise du bout des lèvres par le pouvoir politique : si l'on veut retrouver de la croissance et lutter contre le chômage, il faut en passer par un assouplissement des règles qui entravent l'entreprise... y compris celles censées protéger la santé des salariés. Ainsi, les lois Rebsamen puis El Khomri hier, les ordonnances Macron aujourd'hui facilitent les licenciements pour inaptitude, allègent les obligations de reclassement des salariés inaptes, cantonnent plus ou moins les médecins du travail aux postes dits "à risque", amoindrissent le pouvoir et les moyens des représentants du personnel et restreignent le recours à l'expertise. Difficile de croire que cela va dans le bon sens.

Vers une pratique syndicale axée sur le travail
Laurence Théry directrice du travail

"Retisser des liens avec les salariés sur les questions du travail, élaborer avec eux une compréhension de ce qui se passe dans leur activité concrète, alimenter une construction collective sur les choix stratégiques de l'entreprise... Durant la dernière décennie, les organisations syndicales, CGT et CFDT surtout, ont compris la centralité du travail pour aborder simultanément les enjeux de santé et de performance. Ce repositionnement, s'il n'est pas une généralité, est une vraie tendance de fond, qui concerne leurs pratiques de terrain. Il s'agit de montrer, par l'analyse détaillée du travail menée avec les salariés, que ne pas tenir compte de sa qualité a un coût pour la santé mais aussi pour l'entreprise. Les employeurs ne réagissent pas tous de la même façon, mais certains - on l'observe à l'Aract1 dans nos accompagnements - trouvent leur compte dans le fait d'établir un dialogue sur des éléments très concrets du travail et d'identifier ainsi des problématiques de performance. Et quand il y a une volonté de part et d'autre, une telle démarche suscite une évolution des représentations et du rapport de force dans l'entreprise."

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    Association régionale pour l'amélioration des conditions de travail.

Evaluer et prévenir les risques des nouveaux produits
Gérard Lasfargues professeur en médecine du travail

"Les pluriexpositions à des contaminants chimiques à un faible niveau ont largement remplacé les grandes monoexpositions antérieures à des produits au danger avéré, tels l'amiante ou le plomb. Cette transformation majeure pose la question des effets à faible dose des polluants ainsi que leurs "effets cocktail". En outre, l'évaluation du risque lié à de nouveaux produits comme les perturbateurs endocriniens et les nanomatériaux est particulièrement entachée d'incertitude. Concernant ces derniers, les instances européennes, qui ont par ailleurs permis de réelles avancées avec le règlement Reach ou les dispositions sur les pesticides, les biocides, etc., peinent aujourd'hui à définir un cadre réglementaire. En attendant, au niveau national, il est essentiel d'utiliser tout ce qui est disponible pour pousser les investigations sur les expositions et les pathologies et pour promouvoir la prévention en milieu de travail, à travers notamment des guides permettant de graduer les précautions à prendre face à ces risques incertains. Avec une difficulté : parvenir à informer les salariés des petites entreprises. Ce qui suppose de préserver la capacité d'action des branches en matière de prévention."