La santé au travail en option

par Eric Berger / octobre 2012

La rencontre avec les partenaires sociaux organisée les 9 et 10 juillet dernier par le gouvernement n'a abordé qu'à la marge les questions de santé au travail. Un choix regretté par plusieurs experts et acteurs syndicaux, qui les jugent prioritaires.

"Allons-nous laisser notre pays demeurer le théâtre de plans sociaux qui se multiplient, qui minent la confiance et le moral des salariés et de l'ensemble de l'économie ?" Lors de son intervention de clôture de la conférence sociale organisée par le gouvernement, les 9 et 10 juillet dernier, Jean-Marc Ayrault a clairement affiché ses priorités : développer l'emploi et assurer le redressement productif du pays. Le Premier ministre n'a certes pas omis d'évoquer les conditions de travail : "Notre mobilisation pour l'emploi doit s'articuler avec la reconnaissance du travail, de son sens, de sa qualité. Nous refusons d'opposer les situations entre elles, les demandeurs d'emploi et les salariés.Trop de salariés sont aujourd'hui démotivés, découragés, déçus, alors même qu'ils accordent une place essentielle au travail. Nous devons répondre à cette attente majeure et légitime." Mais le gouvernement n'a pas fait pour autant le choix d'une approche structurée des questions de santé au travail.

Déception

"Le sujet, qui a été abordé de manière très fragmentée, n'a pas été considéré comme un thème majeur au même titre que l'emploi", juge Eric Beynel, de l'union syndicale Solidaires. "Depuis plusieurs années, que ce soit à travers les troubles musculo-squelettiques, les problèmes de sécurité, la pénibilité, les suicides et la souffrance au travail, le monde du travail est très régulièrement interpellé sur les questions de santé au travail. Pourtant, cette thématique n'a pas été clairement identifiée", ajoute Pierre-Yves Verkindt, professeur à l'école de droit de la Sorbonne. Parmi les sept tables rondes organisées lors de la conférence (voir "Repères"), celle consacrée à la qualité de vie au travail et à l'égalité professionnelle entre hommes et femmes n'a pas été perçue comme une réponse conforme aux attentes. Pour Christophe Dejours, titulaire de la chaire de psychanalyse-santé-travail au Conservatoire national des arts et métiers, la notion de qualité de vie au travail est "une finalité plus qu'une cause, qui ne permet pas de traiter véritablement les pathologies produites par les nouvelles formes d'organisation du travail". Il rejoint lui aussi le camp des déçus de la conférence : "Celle-ci n'a malheureusement pas débouché sur une pensée vraiment organisatrice des problématiques de santé au travail."

Repères

Organisée au Palais d'Iéna, à Paris, la conférence sociale des 9 et 10 juillet a réuni plus de 300 participants (gouvernement, patronat, syndicats, collectivités territoriales) autour de sept tables rondes, avec les thèmes suivants : "Développer l'emploi et en priorité l'emploi des jeunes" ; "Développer les compétences et la formation tout au long de la vie" ; "Assurer des systèmes de rémunération justes et efficaces" ; "Atteindre l'égalité professionnelle et améliorer la qualité de vie au travail" ; "Réunir les conditions du redressement productif" ; "Assurer l'avenir des retraites et de notre protection sociale" ; "Moderniser l'action publique avec ses agents".

Dans la feuille de route adoptée à l'issue de la conférence, le thème de la santé au travail surgit néanmoins dans certains chapitres, comme celui dédié à la fonction publique, avec un bilan de l'accord de 2009 sur la santé et la sécurité au travail et l'annonce de la négociation d'un accord-cadre sur la prévention des risques professionnels, qui traitera notamment du renforcement de la médecine de prévention ainsi que du rôle et des moyens des CHSCT. La feuille de route signale aussi la création de groupes de travail associant le gouvernement et les partenaires sociaux pour faire évoluer la gouvernance de la santé au travail, tant au niveau national que régional. Il est notamment question de revoir les missions de l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact) et de son réseau, ainsi que celles du Conseil d'orientation sur les conditions de travail (Coct). Un chantier nécessaire pour les organisations syndicales. "Les structures présentes dans ce champ s'accumulent et doublonnent. Personne n'y comprend plus rien", constate Jean-Michel Cerdan, de la CFTC. "Il faut reconsidérer la manière dont s'organisent la coordination et le pilotage de l'ensemble de ces organismes", précise Alain Alphon-Layre, de la CGT. "Cette évolution de la gouvernance doit viser une plus grande efficacité, soutient Patrick Pierron, de la CFDT. Cela intègre aussi la question de la place des parties prenantes au sein du Coct, qui doit pouvoir s'ouvrir aux associations les plus représentatives."

Une négociation "fourre-tout" ?

Concernant la qualité de vie au travail, la conférence s'est en fait appuyée sur une négociation interprofessionnelle en cours. Au mois de juin, les partenaires sociaux ont en effet décidé d'engager une discussion sur ce thème. Un thème qui, selon le document d'orientation adopté par les syndicats et le Medef, renvoie à des éléments multiples. La négociation doit ainsi porter sur la qualité de l'organisation, de l'environnement physique, des relations sociales, du contenu du travail ou encore sur la possibilité de concilier vie professionnelle et vie personnelle. En y ajoutant la question de l'égalité professionnelle entre hommes et femmes, qui plus est dans une table ronde animée par la ministre des Droits des femmes, Najat Vallaud-Belkacem, la conférence n'a pas facilité les discussions sur les autres aspects. La synthèse de cette table ronde énonce une série d'actions qui visent pour beaucoup un objectif d'effectivité de l'égalité professionnelle. "La plupart des échanges ont surtout porté sur cette question légitime, avec, par exemple, des préconisations en faveur de la conciliation des temps professionnels et personnels, d'une meilleure prise en compte de la parentalité", explique Jean-Michel Cerdan. Ce dernier craint que, par contrecoup, la négociation ne devienne un "fourre-tout", éloignant les partenaires sociaux de la question centrale du travail. Pour Jean-Marc Bilquez, de FO, "le thème de la qualité de vie au travail a été ajouté au dernier moment et son traitement a été bâclé"."L'assemblage de ces thématiques de qualité de vie professionnelle et d'égalité entre les hommes et les femmes n'est pas incohérent, dans la mesure où le mal-travail est très souvent subi par celles-ci, estime pour sa part Alain Alphon-Layre. En avançant sur les questions d'égalité, nous progresserons aussi sur le travail."

Pour les partenaires sociaux, la qualité de vie professionnelle devra faire l'objet d'une négociation pluriannuelle dans les entreprises, sur plusieurs items. Les partenaires sociaux souhaitent notamment favoriser l'expression des salariés sur les pratiques professionnelles, sous la forme de groupes de travail, afin de créer des lieux où développer le retour collectif sur le travail et la qualité des métiers, avec un objectif non centré sur la productivité. Les négociateurs entendent également élaborer des indicateurs de qualité de vie professionnelle, qui devront être déclinés dans les entreprises par les partenaires sociaux. "Nous avons acté le principe d'expérimentations qui seront encadrées dans l'accord interprofessionnel, afin de consolider les nouvelles pratiques", signale Patrick Pierron. Selon le calendrier précisé dans la feuille de route, un point d'étape avec le gouvernement et les partenaires sociaux est prévu en fin d'année, avec un achèvement des discussions avant la fin du premier trimestre 2013. "La ministre des Droits des femmes souhaiterait qu'un projet d'accord soit sur la table au début du mois de mars", rapporte un participant à la conférence. L'annonce de mesures pour renforcer l'égalité professionnelle avant le 8 mars, Journée internationale de la femme, serait politiquement des plus opportunes.

C'est un trait constitutif de la "méthode Hollande" : les réformes les plus réussies sont les plus préparées et les plus concertées. C'est seulement au terme de cette phase de négociation qu'interviendra la décision politique, "pour tirer les conséquences selon les résultats des discussions ou transformer en règle de droit les points qui auront été actés", précise le ministre du Travail, Michel Sapin (voir son interview ci-dessous). Si cette ligne directrice privilégiant d'abord la voie de la négociation sociale réjouit les partenaires sociaux, elle suscite des réserves, voire des critiques chez certains experts des questions de santé au travail. "La santé au travail renvoie aux droits fondamentaux. Tous les sujets ne peuvent pas dépendre de la négociation mais relèvent de la responsabilité des pouvoirs publics", note ainsi Pierre-Yves Verkindt, qui regrette l'absence de décision politique sur la pénibilité ou l'évolution du rôle du CHSCT. La sociologue Annie Thébaud-Mony va encore plus loin : "La santé au travail ne doit pas dépendre de la négociation sociale, elle doit devenir un sujet de santé publique."

Au-delà de la méthode, le fait que certains sujets aient été ignorés par la conférence sociale inquiète plusieurs acteurs de la santé au travail. Christophe Dejours pointe l'absence du travail dans les réflexions : "S'il a été question de réindustrialisation et de l'emploi, les discussions n'ont pas intégré le travail comme une ressource de développement. C'est pourtant par une analyse du travail et de son organisation que les entreprises pourront aussi gagner en productivité Un point de vue partagé par François Daniellou, professeur d'ergonomie : "L'intelligence mobilisée par les travailleurs pour solutionner les problèmes non prévus par l'organisation est encore très souvent occultée. Mais lorsque l'écart entre la réalité du travail et les prescriptions est très important, cela devient un facteur de risque psychosocial. Il y a urgence à en faire un sujet public."

Des sujets occultés

Alors que des groupes de travail vont se pencher sur l'évolution de la gouvernance de la santé au travail, le fonctionnement de la médecine du travail, pourtant sujet à de nombreuses critiques, n'a pas du tout été inclus dans les réflexions à venir. "Le gouvernement et les partenaires sociaux n'ont pas voulu rouvrir la boîte de Pandore de la réforme de la médecine du travail, entrée en application depuis juillet", observe Mireille Chevalier, du Syndicat national des professionnels de santé au travail (SNPST). "La remise en cause de la réforme des services de santé au travail adoptée par la précédente majorité n'est pas une priorité, car les nouveaux modes de pilotage des services s'inscrivent parfaitement dans la logique de négociation voulue par le gouvernement actuel", analyse pour sa part Pierre Abecassis, du Syndicat des médecins-inspecteurs du travail.

D'autres revendications, portées depuis plusieurs années, ont également été mises de côté. C'est le cas du renforcement des sanctions contre l'employeur en cas d'infraction à la sécurité du travail. "Pour rendre effectives de bonnes conditions de travail, il faut instaurer une tolérance zéro vis-à-vis des employeurs fautifs, martèle Bernard Salengro, de la CFE-CGC. Les pouvoirs de sanction de l'Inspection du travail doivent être aussi persuasifs que l'action des gendarmes vis-à-vis des automobilistes délinquants." Enfin, autre oubli et non des moindres, la question de l'amélioration de l'indemnisation des victimes du travail. "Certains partenaires sociaux avaient souhaité aborder ce sujet", confie Arnaud de Broca, de la Fnath (Association des accidentés de la vie), qui ne cache pas sa déception : "Le problème ne se limite pas seulement à la question de l'indemnisation, il s'agit aussi de savoir quelles mesures seront prises pour prévenir le licenciement des personnes concernées et leur désinsertion professionnelle, cela à un moment où le chômage des personnes handicapées explose."