Secteur hospitalier : dumping social dans l'externalisation du nettoyage

par Isabelle Mahiou / octobre 2012

Certains établissements de santé et maisons de retraite ont externalisé leurs activités de nettoyage. A moindre coût. Les agents de service paient, eux, le prix fort : leurs conditions de travail se dégradent, leur santé aussi.

Bradées." Pour les ex-agentes de service hospitalier (ASH) de l'établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) Terre-Nègre, à Bordeaux, il n'y a pas d'autre terme pour qualifier ce qu'elles ont vécu quand leur activité a été externalisée il y a près d'un an. "Et aujourd'hui, elles ont très peur d'être vendues à un autre prestataire, plus attractif pour l'établissement", confie Christine Botella, aide-soignante et secrétaire CGT du comité d'entreprise (CE) de l'Ehpad. Encouragé par les autorités de tutelle, le recentrage sur le coeur de métier des établissements de santé et maisons de retraite se traduit par des contrats de sous-traitance pour la restauration, l'accueil, la maintenance, mais aussi le bionettoyage, effectué par les ASH (voir "Repères"). Particularité du secteur de la propreté : les prestataires sont tenus de reprendre le personnel1 . Du coup, les salariés peuvent être ballottés d'un employeur à l'autre, car "le marché est en perpétuel mouvement : une entreprise peut perdre un site et signer pour un autre, le perdre et revenir ensuite", explique ce délégué syndical de Sodexo, l'un des poids lourds de l'offre multiservices aux établissements de soins.

Repères

Le bionettoyage, élément clé de la lutte contre les infections nosocomiales, recouvre la désinfection des locaux et s'appuie sur des règles d'hygiène et des protocoles bien précis. Les agents qui en sont chargés participent aussi aux activités hôtelières (gestion du linge, disbribution des repas...).

"Accroître les cadences"

Le hic, c'est qu'une externalisation ou un nouveau contrat sont en général guidés par le souci de faire des économies et que le donneur d'ordres a tendance à choisir le moins cher parmi les concurrents (voir encadré page 18). Même un transfert à coût constant, à effectif inchangé, requiert une réduction de moyens, car il faut compter avec la marge et les frais fixes du prestataire. Résultat : l'ajustement se fait sur les conditions de réalisation du travail. Certes, déclare cet ex-cadre du secteur, "on peut diminuer la fréquence de certaines opérations peu visibles, comme faire les vitres toutes les cinq semaines au lieu de quatre. Mais l'essentiel consiste à jouer sur l'organisation, tirer profit du turn-over et de l'absentéisme, accroître les cadences".

Un marché très concurrentiel

"Les prestataires doivent sans arrêt ajuster le rapport coût/prestation pour rester sur le marché", constate François Cochet, du cabinet Secafi. Dans le public, les appels d'offres sont renouvelés tous les trois ou quatre ans. En théorie, le moins-disant n'y est pas forcément la règle. "En réalité, pour obtenir le marché, l'entreprise s'assure qu'elle sera la moins chère. Elle risque, sinon, de ne pas être retenue", poursuit l'expert. Dans le privé, les contrats sont à durée indéterminée mais dénonçables aux dates anniversaires. L'entreprise

doit faire en sorte de ne pas réviser ses tarifs à la hausse : c'est le prix à payer pour rester. "Les entreprises vendent une prestation bâtie sur toute une série d'indicateurs, rappelle un ancien cadre du secteur. A un moment donné, le commercial arbitre. S'il propose 200 heures et que la concurrence est à 190 heures, il va descendre à 180. On revoit les ratios, il y a moins de temps pour faire le travail." Tout concourt à ce que les prix soient tirés vers le bas. "D'une année sur l'autre, on observe une stabilité, voire une baisse des montants des contrats souscrits par un donneur d'ordres", note François Cochet. "Il y a effectivement une guerre des prix, reconnaît Bertrand Castagné, de la Fédération des entreprises de propreté. Quand un prestataire l'emporte avec moins 10 %, ça signifie moins de personnel et plus de productivité. On tente de résister à la pression en compensant par le volume, avec le nombre d'établissements. Après, c'est un travail d'organisation."

On ne saurait mieux dire que les conditions de travail en pâtissent. "Les économies sont faites sur le dos des salariés, dénonce le délégué de Sodexo. En général, quand il y a changement de contrat, on en profite pour changer l'organisation. Les salariés ne savent plus où ils en sont. Ils sont restés, avec la même paie. Après, le travail change, la charge aussi, on le sait, mais cela reste difficile à apprécier." L'un des axes de réorganisation consiste à "casser le système "un service de soins, une équipe dédiée" et ajuster en répartissant les moyens disponibles", analyse François Cochet, directeur des activités santé au travail chez Secafi, cabinet qui est intervenu auprès de plusieurs CE et CHSCT de prestataires. "Il y a, entre autres, détaille-t-il, telle surface de communs à faire à telle fréquence, et tant de chambres par jour. Le temps, 12, 13 ou 14 minutes par chambre, est calculé en fonction du prix et des moyens. Et, là, il n'y a pas de limites, pas de standard préétabli."

Cette "rationalisation" s'appuie aussi sur des réaménagements horaires et une réduction des équipes. "Face à la variabilité de l'activité, jouer sur les cycles par rapport à la charge de travail est une source d'optimisation", souligne Bertrand Castagné, président de la commission sociale de la Fédération des entreprises de propreté (FEP). Traduction sur le terrain : "C'est du flux tendu résume Christine Muller. Médecin du travail à Bordeaux, elle suit les ASH d'une clinique qui en sont à leur troisième employeur. "En maternité, précise-t-elle, où les séjours raccourcissent et les rotations s'accélèrent, les ASH, qui étaient deux le matin et deux le soir, sont passées à une et demie : une le matin, une le soir et une en journée. Elles n'ont pas le temps. Elles en viennent à prendre deux chariots de plateaux repas à la fois... et se font mal au dos."

Forte amplitude horaire

A l'Ehpad Terre-Nègre, les 30 minutes de pause payées dans l'ancienne convention collective sont venues allonger la journée de travail. Certains services changent de roulement. Ailleurs, les horaires coupés se pratiquent en lieu et place d'une alternance d'équipe : 10 heures de travail, mais sur une amplitude de 13 heures. Avec parfois des difficultés pour prendre sa pause : "On doit s'arrêter entre 15 et 18 heures, mais on nous demande de rester disponible. D'ailleurs, il faut apporter le goûter à 16 heures", indique Abdoulaye Mbow, de la CGT, employé d'un prestataire de l'hôpital parisien Georges-Pompidou.

Même s'il y a une obligation de reprendre le personnel, ces changements sont réalisés sur fond d'effectifs fluctuants : il y a des mutations, des départs. Le simple turn-over sans remplacement suffit à faire fondre l'effectif. "A peine un an après l'externalisation, on a perdu 10 personnes sur 88, selon nos constats dans les services", relève Jean-François Dumont, employé d'accueil à Terre-Nègre et délégué syndical national CFDT de Compass (prestataire intervenant sous l'enseigne Medirest). La gestion de l'absentéisme fait le reste : "Il manque des gens tous les jours, et on voit de moins en moins d'intérimaires", affirme-t-il. Autre pratique, remplacer en diminuant le temps de travail : "Dans certains cas, on met un contrat de 112 heures sur un poste à 151 heures", note Abdoulaye Mbow.

Pour orchestrer ces changements, la sous-traitance instaure une hiérarchie spécifique. "Dans un hôpital où une gouvernante supervise en direct 70 personnes, la gestion est moins précise, signale François Cochet. Chez le prestataire, elle repose sur un réseau de responsables gratifiés sur la base de ce qu'ils obtiennent de l'échelon inférieur. Un système efficace pour solliciter un effort supplémentaire des personnes au bas de l'échelle et gérer les moyens au plus près des besoins."

Au-delà des flux d'activité, le travail lui-même est transformé : sa segmentation ramène les ASH à une activité de logistique, coupée du soin. Elles apportent les chariots repas mais ne distribuent pas les plateaux, elles nettoient les chambres mais ne font pas les lits (sauf s'ils sont vides). "Il y a une séparation drastique des tâches, les marges de manoeuvre n'existent plus, constate Christine Muller. Une ASH ne doit pas toucher un malade, le recaler dans son lit ou l'aider... sauf en cas d'urgence. Ce n'est pas dans ses attributions. Du coup, les aides-soignantes se retrouvent sans appui des ASH. Il n'y a plus d'entraide, sauf dans des lieux préservés comme le bloc opératoire." Dans certains cas, il y a aussi des glissements de tâches en sens inverse, quand les aides-soignantes demandent aux ASH de faire les lits... L'organisation quotidienne s'en ressent. "Avant, les ASH aidaient à descendre les résidents de l'Ehpad au réfectoire, mais ce n'est plus le cas, regrette Christine Botella. Le matin, la toilette prend du retard. Tout est décalé. Dans un contexte d'effectif réduit du personnel de santé, cette segmentation rejaillit sur tout le monde."

Equipe déstructurée

Ce type de situation crée des tensions et déstructure l'équipe de travail. Elle l'appauvrit également, car les ASH sont moins en capacité de recueillir des informations auprès des résidents et de les transmettre. "Il y a un climat de stress, des convocations pour des broutilles et des échanges verbaux violents ; beaucoup d'arrêts maladie également, mais il est difficile d'évaluer l'absentéisme, faute de chiffres", observe Jean-François Dumont. "A la clinique, de plus en plus de salariés se plaignaient de leurs conditions de travail, de ce qu'ils vivaient au travail, notamment sur le plan relationnel", témoigne aussi ce membre d'un CHSCT qui a voté une expertise sur les risques psychosociaux. Des situations particulièrement aiguës ? Aux yeux de Bertrand Castagné, "l'externalisation permet de ramener chacun à son métier, dans sa sphère de compétences et de responsabilités. Cela crée forcément des tensions. Notre métier est de faire en sorte que le changement soit accompagné".

Dans l'établissement que suit Christine Muller, "tout est réuni pour donner quelque chose de délétère". Afin d'être en mesure de produire des éléments précis à l'appui de l'alerte qu'elle donne sur l'état des ASH, elle a fait un décompte de ses dossiers. Le résultat est éloquent : sur 74 salariés vus en consultation en trois ans et demi, 34 ont des problèmes de santé en lien avec le travail (pathologies cervicales et lombaires, troubles musculo-squelettiques des membres supérieurs, syndrome anxio-dépressif), 8 ont été déclarés inaptes définitivement. "Plus de la moitié ont un dossier médical avec une pathologie en lien avec le travail ; 74 % si on exclut les visites d'embauche. C'est énorme ! Je n'ai pas d'établissement de référence dans ce secteur, mais celui-ci est en grande difficulté. Le responsable du site lui-même en convient. L'externalisation a été vécue comme un vrai traumatisme." Tout comme à l'Ehpad, où la crainte d'être "vendues" à un autre prestataire chez les ASH crée un sentiment de précarité

Ce sentiment est entretenu par les tracas perpétuels que donne aux ASH leur feuille de paie. Erreurs dans le décompte des heures, retards de régularisation, délais d'abondement en cas de maladie... Cette véritable insécurité pèse lourd sur des petits salaires. Surtout, selon Abdoulaye Mbow, lorsque "les personnes ne comprennent pas ou ne connaissent pas leurs droits, ou encore n'osent pas réclamer par peur des conséquences"... dans un métier où les candidats ne manquent pas.

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    Selon la convention collective nationale des entreprises de propreté, l'emploi et la continuité des contrats de travail sont garantis en cas de changement de prestataire pour des travaux effectués dans les mêmes locaux à la suite de la cessation d'un contrat commercial ou d'un marché public, pour les salariés ayant plus de six mois d'affectation sur le marché et y effectuant au moins 30 % de leur temps de travail.