Les services de santé au travail déboussolés

par Isabelle Mahiou / avril 2014

Infirmières du travail, assistants en santé au travail... Ils sont censés pallier la pénurie de médecins dans le suivi des salariés et la prévention. Réalisée avec l'appui de chercheurs menant une étude sur le sujet, notre enquête montre que cela fonctionne mal.

Le remède serait-il pire que le mal ? La mise en place de la pluridisciplinarité, mesure centrale de la dernière réforme de la médecine du travail pour améliorer le fonctionnement des services de santé au travail interentreprises (SSTI), semble produire l'effet inverse de celui recherché. "Les solutions adoptées aujourd'hui pour déléguer les tâches que les médecins du travail ne peuvent plus assurer conduisent à un appauvrissement de leur métier, qui entrave le développement de l'activité clinique à des fins de prévention", explique Sandrine Caroly, chercheuse en ergonomie à l'université de Grenoble. L'étude qu'elle pilote sur les pratiques à l'oeuvre dans les SSTI (voir "Repères") brosse un tableau alarmant de la situation. L'équipe de chercheurs, qui a mené des enquêtes de terrain dans plusieurs régions, a accepté de nous livrer ses premières observations.

Tout d'abord, un constat : "Il y a une énorme tension entre ce qui est prescrit par la réglementation et la réalité du terrain", souligne Sandrine Caroly. Les services observés n'arrivent plus à assurer les actes médico-légaux : ils accumulent du retard sur les visites périodiques et sur les fiches d'entreprise de leurs adhérents. Se mettre en conformité devient une priorité. Ainsi, au MT2i, un SSTI isérois, "il fallait tout déployer pour être dans la légalité, assurer la sécurité juridique des adhérents, du service, des médecins du travail", énumère sa directrice, Elisabeth Jogand. Résultat, un projet de service centré sur cet unique objet, au grand dam des professionnels de santé et préventeurs qui avaient bâti d'autres axes sur le développement de la prévention.

Faire feu de tout bois

En cause, la pénurie de médecins du travail, alors même que les visites non périodiques (embauche, reprise, à la demande...) sont en inflation et se complexifient. Les services font feu de tout bois. Le MT2i, qui devrait perdre en cinq ans 30 % à 50 % de ses 35 praticiens (25 équivalents temps plein), a ainsi recruté quatre médecins du travail roumains, des retraités ainsi qu'un généraliste qui s'est engagé à faire sa spécialité.

Autre moyen, faire appel à des intervenants dont la fonction est de décharger les praticiens d'une partie de leurs tâches de suivi des visites et des entreprises, autant dire de leur coeur de métier. A commencer par les infirmières. En effet, selon la loi, un salarié, hors surveillance particulière, doit être vu tous les deux ans, ce délai pouvant être multiplié par deux, voire plus, si entre-temps est organisé un entretien infirmier. "Nous menons un entretien durant lequel nous dressons un bilan des conditions de travail du salarié, permettant de faire de la prévention ; nous réalisons un bilan de santé et des examens complémentaires et, pour une prise en charge plus globale, nous parlons d'hygiène de vie", détaille Marie-France Baret, infirmière au MT2i, qui considère que "ces 30 à 45 minutes de dialogue et d'écoute sont précieuses". Il faut dire qu'avec une jauge à onze visites par demi-journée, contre cinq entretiens pour les infirmières, le médecin a moins de temps.

Repères

L'étude menée sur la pluridisciplinarité dans les services de santé au travail interentreprises s'intéresse à ce qui freine ou favorise un travail collectif et son efficacité pour la prévention. Plusieurs disciplines (sociologie, clinique de l'activité, ergonomie), réunies dans des équipes à Grenoble, Bordeaux, Clermont-Ferrand et Paris, accompagnent des services sur le terrain et interviennent sur des situations particulières, comme la construction d'un projet ou la résolution de conflits. Démarrée en 2013 et prévue sur trois ans, la recherche est financée par l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses).

Selon Michèle Aléonard, médecin du travail dans le même service, "la visée est complémentaire à celle de la consultation, la prise en charge est plus globale. Mais la frontière est ténue. Il faut du temps et une relation de confiance pour ne pas se sentir dépouillé". La praticienne s'est portée volontaire pour établir en amont des protocoles afin d'articuler entretiens et visites. La complémentarité requiert un vrai temps d'échange sur les dossiers. Avec une demi-journée de débriefing hebdomadaire médecin-infirmière, l'investissement est conséquent.

"Le risque est que les infirmières, non protégées comme les médecins, subissent une plus forte pression pour en faire davantage, s'inquiète Bernard Jauffret, médecin du travail au MT2i. Et si leur nombre s'accroît, comme le prévoit le projet de service - 25 embauches en cinq ans -, l'échange va en pâtir." Ce qui se produit déjà dans d'autres contextes, où "l'infirmière est davantage l'exécutante de tâches du médecin, sans temps de restitution prévu : elle se retrouve dans une activité isolée et se pose des questions sur l'utilité de son travail", constate Sandrine Caroly. Certaines ne réalisent que des entretiens, alors qu'elles sont censées effectuer aussi un travail de terrain. "Comment faire de la prévention quand on ne va pas dans l'entreprise ?", interroge Brahim Mohammed Brahim, médecin du travail au SSTI Astia, à Toulouse. "Les confrères sont très partagés sur l'apport des infirmières", confie-t-il.

Délimiter le territoire de chacun

Mais même bien régulé, cet apport a un revers, assure Sandrine Caroly : "A force de délégation, l'action du médecin se retrouve davantage centrée sur les cas les plus lourds. Or ils ont besoin de voir des salariés qui vont bien pour alimenter leur connaissance du contexte." Et pour pouvoir faire un diagnostic de qualité de la situation de la santé dans l'entreprise, ce qui est nécessaire à leur activité de prévention. "La connaissance du collectif passe par le suivi individuel, abonde Michèle Aléonard. Pour ne pas la perdre complètement, il est indispensable d'avoir une collaboration étroite avec l'infirmière." Une condition très diversement remplie.

L'autre profession ayant vocation à épauler les médecins est celle d'assistant de service de santé au travail1 , notamment celle d'assistant en santé au travail (AST), préventeur de premier niveau qui repère les risques, identifie les besoins, fait des études de poste, des mesures... Les deux AST du MT2i, anciennes secrétaires médicales qui ont suivi une formation spécifique (niveau bac + 2), sont intégrées à l'équipe des intervenants en prévention des risques professionnels (IPRP) et agissent dans les entreprises de moins de 20 salariés. "Il n'a pas été facile de gagner la confiance des médecins et de pouvoir, par exemple, aller sans eux en entreprise, témoigne l'une d'elles, Céline Policand. Le projet prévoyait que les médecins complètent notre rapport avec une synthèse fondée sur leur connaissance des salariés afin de réaliser la fiche entreprise. Or certains utilisent toujours un autre modèle de fiche. Où est alors le gain de temps prévu à l'origine de nos fonctions ?" "Dans bien des cas, les médecins n'en voulaient pas, rappelle Fabien Coutarel, chercheur en ergonomie à l'université de Clermont-Ferrand. Ce n'est pas neutre d'accueillir une AST dans une équipe de proximité, pas plus qu'une infirmière : pour eux, c'est un investissement qui n'est pas budgété en temps." Et qui, globalement, a été sous-estimé.

En termes organisationnels, à côté du schéma de type "délégation de service" - souvent employé pour les IPRP classiques (ergonome, toxicologue...) -, la pluridisciplinarité s'appuie sur une équipe de proximité composée en général d'un médecin, d'un demi-poste d'infirmière et d'un demi-poste d'AST. Cela n'est pas sans poser des problèmes de délimitation des territoires. Jusqu'où va l'AST, par exemple ? "Il y a un risque de glissement, affirme Laëtitia Marre Jourdan, ingénieur hygiène et sécurité au MT2i. Actuellement, l'AST et l'ingénieur qui interviennent auprès des TPE ont une finalité similaire, même si ce dernier travaille sur des demandes plus variées et peut accompagner l'entreprise sur des aspects tels que le document unique d'évaluation des risques. Il faudrait clarifier le rôle et les limites de chacun." D'autant plus que la substitution est tentante. En effet, signale Sandrine Caroly, "la constitution d'équipes de proximité s'accompagne souvent d'un arrêt de l'embauche d'IPRP à bac + 5", évidemment plus coûteux.

Un rôle fragilisé

En devenant coordonnateur de cette équipe pluridisciplinaire, le médecin du travail voit son rôle de référent unique, par qui tout passe, fragilisé. Avec des risques de dérives dans la gestion des demandes d'intervention des entreprises, tentées de faire appel en direct à un autre intervenant, qui ne jouit pas de la même indépendance. Un point sensible, tout comme celui de l'élaboration des fiches d'entreprise, dévolue à présent à l'équipe. "Chacun de ses membres peut faire une fiche d'entreprise. Jusqu'où va-t-on dans l'expertise des risques ? Avec quelle organisation, quels modèles, quelles limites pour chacun ?", énonce Sophie Pironneau, médecin du travail et responsable du service de prévention des risques professionnels au MT2i, où un groupe de travail s'est d'ailleurs créé pour "partager les façons de faire".

Pas simple de construire les modes de coopération attendus par la réforme quand, en plus, les métiers présentent chacun des pratiques variées. La recherche menée auprès des SSTI pointe ce constat, en particulier chez les médecins, piliers du système. Comme l'a montré une précédente étude, ils échangent peu, et leurs pratiques varient beaucoup selon leurs approches et postures professionnelles, mais aussi selon le contexte des entreprises2 . Résultat, "ils n'ont pas de point de vue collectif sur l'évolution du métier ni sur ce qui relève de la qualité du travail", observe Sandrine Caroly. En outre, note Fabien Coutarel, "le contexte de pénurie donne aux médecins une forme de pouvoir qui autorise le maintien de pratiques très diverses".

Il n'en reste pas moins que ces professionnels, qui voient leur activité grignotée de part et d'autre, sont confrontés à un changement majeur de métier. Il s'agit aussi, selon Bernard Jauffret, d'"une perte de la spécificité du médecin du travail, qui était d'avoir à la fois la vision de la santé de l'ensemble des salariés de l'entreprise et celle de leur travail, et ainsi de faire le lien. Il aura finalement moins d'objectivité". Son activité de prévention, ancrée dans la consultation et nourrie de la connaissance du terrain, risque d'en être bien diminuée.

"Virage culturel"

"Pour les directions des services aussi, c'est une révolution. Il y a beaucoup de choses qu'elles ignorent sur le contenu de l'activité des médecins", soutient Sophie Pironneau. Alors que la réforme leur donne plus de poids. "Elles sont isolées, manquent de repères et évoluent entre plusieurs postures : ne rien changer, tout bouleverser au risque de créer des conflits majeurs, ou standardiser et contrôler", indique Sandrine Caroly. "Jusque-là, on avait un agrément tous les cinq ans, maintenant il faut élaborer un projet de service, contracter avec les tutelles et travailler en intermétiers, expose Elisabeth Jogand. C'est un virage culturel et un gros travail d'accompagnement du changement." Mais avec des adhérents qui ont les yeux rivés sur les résultats et sur le montant de l'adhésion, la pression est forte. Dans un système dont la cheville ouvrière se tarit, "la pluridisciplinarité, c'est quand on a le temps", estime Brahim Mohammed Brahim. Et d'ajouter : "Tant qu'on continuera à attribuer aux médecins du travail un quota de salariés à suivre et qu'on restera dans une logique médicalisée autour de l'aptitude, ça ne pourra pas fonctionner."

  • 1

    La nouvelle convention collective du Cisme, l'association représentative des SSTI, distingue trois niveaux d'assistant de service de santé au travail : secrétaire médical, assistant de l'équipe pluridisciplinaire et assistant en santé au travail.

  • 2

    Voir "La prévention des TMS passe par la visite médicale", Santé & Travail n° 79, juillet 2012.