© Sylvie Serprix

Femmes : des travailleurs pas comme les autres

par Stéphane Vincent et François Desriaux / juillet 2019

A 15 h 23, ce vendredi 14 juin, à Genève, Berne, Lausanne ou encore Zurich, les femmes suisses ont cessé le travail. C'est l'heure à partir de laquelle elles ne sont plus payées, au regard des différences salariales avec leurs collègues masculins. Elles ont arrêté aussi de consommer et d'effectuer les tâches domestiques.
Depuis le mouvement MeToo et la dénonciation du harcèlement sexuel dans les milieux du cinéma ou de la politique, c'est la place des femmes dans la société et le monde du travail qui est questionnée. Et pas seulement du point de vue de leurs rémunérations plus faibles ou des violences qu'elles subissent. Les rôles et attributs qui leur sont dévolus par les représentations sociales, leurs prétendues "qualités naturelles", ce qu'on appelle le genre, tout cela détermine encore les métiers qu'elles occupent, les tâches qui leur sont confiées, les contraintes qu'elles subissent - souvent de façon invisible - sur leur lieu de travail. Ainsi, si les femmes développent davantage de troubles musculo-squelettiques, ce n'est pas tant parce qu'elles seraient plus fragiles que parce qu'elles sont plus souvent affectées à des travaux répétitifs sous contrainte de temps, exposées à de fortes exigences psychologiques, tout en ayant moins d'autonomie. Et parce que les postes de travail sont souvent conçus pour des hommes. Conduire une analyse genrée des risques est donc indispensable pour améliorer la prévention. Au bénéfice aussi bien des femmes que des hommes.

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Tentatives de mobilisation syndicale sur le genre

par Rozenn Le Saint / juillet 2019

Afin d'améliorer la prise en charge des questions de genre concernant les risques professionnels, des organisations syndicales ont aménagé leur mode de fonctionnement et tentent de sensibiliser leurs équipes militantes. Non sans difficulté.

Comment les syndicats, qui ne se sont pas emparés de la question de l'égalité des sexes en interne, vont-ils le faire en externe ?", interroge d'emblée Yannick Le Quentrec. Directrice de l'institut régional du travail (IRT) d'Occitanie, cette sociologue du syndicalisme est également spécialisée dans l'étude des rapports sociaux de sexes. Elle a le sentiment que les organisations syndicales ont encore du mal à observer les conditions de travail sous le prisme du genre. Cette dimension émerge difficilement, même lors de formations données par l'IRT en direction de personnels d'établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), largement féminins, ou de l'aide à domicile, secteur qui connaît une forte sinistralité. Par ailleurs, la chercheuse craint "queles représentants syndicaux deviennent généralistes avec la disparition des CHSCT, et que la question de genre soit d'autant plus oubliée".

Les organisations syndicales ne restent pourtant pas inactives. Ainsi, sur l'aide à domicile ou les Ehpad, la CFDT tente d'alerter sur "l'explosion du nombre de troubles musculo-squelettiques dans ces métiers très féminisés, alors qu'il diminue dans d'autres, très masculins, du fait d'efforts entrepris depuis des années", souligne Bénédicte Moutin, secrétaire confédérale sur les questions de travail. Sa collègue en charge de l'égalité professionnelle, Dominique Marchal, admet néanmoins qu'"il y a encore un gap entre la façon dont on pense les choses au niveau confédéral et l'appropriation par les militants"."Le monde syndical n'échappe pas au reste de la société, ajoute-t-elle. Il s'agit d'un travail de longue haleine, car les gens n'ont pas l'habitude de travailler ensemble et traitent les questions en silo." Du côté de l'Union syndicale Solidaires, Michèle Rault, membre de la commission santé au travail, le confirme : "Les représentants syndicaux ont déjà beaucoup de dossiers à gérer s'agissant des conditions de travail. Leur premier réflexe est de dire que si elles sont difficiles, c'est aussi bien pour les hommes que pour les femmes... Or il y a des différences !"

Des contraintes occultées

Ces résistances font écho à l'invisibilité des contraintes et atteintes professionnelles subies par les femmes. "Il reste du travail pour reconnaître des pénibilités qui touchent davantage les femmes, du fait de critères indexés sur des normes masculines", précise Dominique Marchal. "Il est difficile de faire prendre conscience que porter une personne âgée, c'est aussi lourd, voire davantage, que porter un sac de ciment, et que le port de charges cumulées, comme le subissent les caissières, est aussi très pénible", pointe Sophie Binet, dirigeante confédérale de la CGT en charge de l'égalité hommes-femmes et membre de sa commission femmes-mixité. "D'ailleurs, cela n'a pas été pris en compte dans les critères du compte professionnel de prévention", dénonce-t-elle.

Il est néanmoins possible de sortir de l'ornière, parfois même au bénéfice de tous. "Dans les abattoirs, quand les employeurs ont souhaité féminiser certains métiers, le problème du poids des couteaux et de la viande s'est posé. Ils l'ont réduit, ce qui a soulagé tout le monde", relate Edwina Lamoureux, secrétaire confédérale CFDT spécialisée sur les questions de santé au travail. La CFDT tente aussi de montrer l'exemple, en invitant les équipes syndicales à intégrer la question de l'égalité professionnelle dans leurs initiatives sur la qualité de vie au travail. Pour ce faire, différentes commissions ont commencé à travailler ensemble il y a une dizaine d'années, plus particulièrement à partir de 2012, dans le cadre des travaux préparatoires à l'accord national interprofessionnel sur la qualité de vie au travail, signé l'année suivante. La confédération a aussi invité la sociologue Muriel Salle - coauteure, avec Catherine Vidal, du livre Femmes et santé, encore une affaire d'hommes ? - pour évoquer le poids des représentations de genre dans la prise en charge des questions de santé.

Du côté de la CGT, un site Internet a été lancé, consacré à l'égalité professionnelle. La centrale de Montreuil y détaille ses revendications, notamment en matière de conditions de travail, en proposant de mieux reconnaître la pénibilité des métiers à prédominance féminine. Elle y rappelle aussi les droits des femmes enceintes au travail. Une réflexion entamée à la suite d'affaires de fausses couches en série chez des caissières, en lien avec leur travail. "Même l'Anact [Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail] a reconnu dans son rapport de 2017 qu'il y avait un angle mort sur le sujet, encore trop peu traité", signale Sophie Binet.

Croiser les regards

Chez Solidaires, jusqu'en 2014, il n'y avait aucune interaction entre la commission santé au travail et la commission femmes. Dans la première, il était question des risques professionnels, sans distinction de genre. Dans la seconde, "on prenait en compte les inégalités de salaire, de carrière, sans aborder le sujet des conditions de travail spécifiques", indique Michèle Rault. Depuis cinq ans, celle-ci intervient lors de la formation organisée par la commission femmes - "Agir contre les stéréotypes" - en poussant les participants à s'interroger sur les soucis de santé genrés rencontrés au travail, exemples concrets à l'appui. "Le contact avec le public, parfois subi par des professions féminines comme les aides-soignantes, représente une forme de pénibilité moins visible", illustre la syndicaliste.

A l'inverse, dans les formations sur la santé au travail, elle invite les adhérents à chausser leurs lunettes de genre. Par exemple en leur proposant de lire autrement les chiffres sur les accidents du travail de la Caisse nationale d'assurance maladie (Cnam), à partir des analyses par sexe que fait l'Anact depuis 2012. "S'apercevoir qu'il y a davantage d'accidents de trajet ou d'absentéisme chez les femmes permet de s'interroger sur les raisons de ce phénomène, notamment sur leur double journée et la charge mentale, qui jouent aussi sur le travail", explique Michèle Rault. Solidaires enjoint d'ailleurs les élus de comité social et économique (CSE) à intégrer la question du genre dans les cahiers des charges des expertises qu'ils peuvent être amenés à lancer, en s'appuyant sur le Code du travail, qui exige depuis 2014 une prise en compte des différences sexuées dans l'évaluation des risques professionnels.

Enfin, la lutte contre le harcèlement sexuel au travail constitue aussi un levier pour traiter des questions de genre. C'est ce que constate Yannick Le Quentrec dans le cadre des formations données sur le harcèlement, qui connaissent un franc succès. "Le mouvement MeToo a été un accélérateur", déclare Sophie Binet. "Il a boosté notre action déjà engagée auparavant sur les violences faites aux femmes au travail, assure de son côté Dominique Marchal. Cela a même aidé des équipes à légitimer ce sujet et à montrer l'importance de la prévention."