Toxicologie : les nanoparticules, une menace insaisissable

par Isabelle Mahiou / octobre 2008

Dans un récent avis, l'Agence française de sécurité sanitaire de l'environnement et du travail (Afsset) préconise de mieux prévenir les expositions professionnelles aux nanoparticules. Une urgence face aux intérêts économiques en jeu.

Renforcer les mesures de prévention des expositions en milieu de travail" : c'est la principale conclusion de l'avis rendu en juin par l'Agence française de sécurité sanitaire de l'environnement et du travail (Afsset) sur les nanoparticules. L'Agence souligne l'existence de dangers potentiels liés à la toxicité de ces matériaux, recommande l'élaboration d'un guide de bonnes pratiques destiné aux employeurs et rappelle les responsabilités de ces derniers vis-à-vis des expositions professionnelles. Elle insiste également sur l'importance de "l'application du principe Stop [substitution, technologie, organisation, protection, NDLR] visant à utiliser des systèmes de confinement afin d'établir une barrière entre l'opérateur et les procédés potentiellement dangereux""On est en plein dans l'application du principe de précaution, commente Gérard Lasfargues, responsable du département expertises en santé environnement-travail de l'Afsset. Les risques étant insuffisamment connus, il s'agit de mettre des garde-fous."

 

Repère: les nanomatériaux

Les nanomatériaux manufacturés sont constitués de particules d'une taille inférieure à 100 nanomètres. Pour mémoire, 1 nanomètre vaut 1 milliardième de mètre, soit 1/500 000e de l'épaisseur d'un trait de stylo. Du fait de leur très petite taille, les nanomatériaux ont des propriétés physico-chimiques exceptionnelles. Ils sont d'ores et déjà présents dans de nombreux processus industriels et leur utilisation est appelée à se développer dans de multiples domaines : chimie, automobile, énergie, cosmétiques, santé... Le marché mondial des nanotechnologies pourrait peser 1 000 milliards de dollars à l'horizon 2015.

Cet avis est le deuxième de l'Afsset sur les nanoparticules1 . En juin 2006, l'Agence avait déjà mis en évidence une insuffisance de données sur la toxicité des nanomatériaux pour l'homme et recommandé la mise en place de moyens de surveillance et de recherche dans ce domaine.

Les nanoparticules présentes dans les nanomatériaux, 100 000 fois plus petites que les cellules du corps humain, ont la capacité de passer les barrières biologiques et, potentiellement, de migrer dans le corps vers différents organes, dont le cerveau. Elles pourraient ainsi jouer un rôle majeur dans le développement de pathologies cardiaques ou du système nerveux central. Mais leurs spécificités rendent difficile l'appréhension de leur toxicité. En plus de leur composition chimique, leur taille, leur surface, leur nombre, leur forme... influent sur celle-ci. Leur méthode de fabrication également. Au point que chaque produit synthétisé pourrait avoir une toxicité propre.

 

Effets inflammatoires

"Il y a cinq familles de nanoparticules sur lesquelles on commence à avoir des informations : les nanotubes de carbone, les alumines, la silice, l'argent et le noir de carbone, cite Eric Gaffet, directeur de recherche au CNRS, qui a coordonné l'expertise de l'Afsset. Mais il y a environ 800 nanoproduits commercialisés, ainsi que plus de 2 000 types de nanopoudres !" Trois recherches récentes menées en laboratoire montrent ainsi que les nanotubes de carbone sont à l'origine d'effets inflammatoires comparables à ceux de l'amiante. Reste qu'il n'est pas aisé de mesurer l'exposition des salariés manipulant ces particules. La voie respiratoire étant le principal vecteur de risque, on peut tout au plus "caractériser l'atmosphère d'exposition des lieux de travail", lit-on dans l'avis de l'Afsset. Mais "mesurer les nanoparticules présentes dans l'air, et au-delà leur dispersion dans l'environnement, pose de vraies difficultés en termes de métrologie2 , note Eric Gaffet.

Il n'y a pas en effet pour l'heure de définition normative des nano-objets. Ont-ils une ou plusieurs dimensions entre 1 et 100 nanomètres ? Comment considérer les agrégats et les agglomérats ? "Pour un même objet, on observera des dimensions différentes selon les moyens de caractérisation employés, dont découleront des mesures de protection différentes. Savoir de quoi on parle et normaliser la métrologie, aujourd'hui, est un vrai enjeu de santé publique", soutient Eric Gaffet. En outre, les démarches traditionnelles de mesure de concentration des polluants dans l'atmosphère - en masse ou en nombre par mètre cube - sont inadaptées. Et les moyens de mesure, quand ils permettent d'atteindre l'échelle nanométrique, sont très difficiles à mettre en oeuvre. Le pragmatisme est de rigueur. Pour les nanotubes de carbone, par exemple, on se réfère dans certains pays à une quantité seuil de 0,01 fibre par centimètre cube, soit dix fois moins que pour l'amiante.

 

Confinement

"A ces valeurs-là, compte tenu des moyens de métrologie, la seule solution est le confinement. C'est ce que fait le numéro un français Arkema", indique Eric Gaffet. "Nous ne sommes pas des apprentis sorciers, déclare Patrick Levy, médecin-conseil de l'Union des industries chimiques. Pour prendre en compte l'incertitude, les entreprises choisissent des moyens de protection renforcés afin d'augmenter la sécurité des opérateurs." Si, d'une façon générale, "les grandes entreprises ont cette préoccupation de la prévention, elles mettent en oeuvre des moyens de protection qui, faute d'alternative, ne sont pas spécifiques ; l'efficacité de certains d'entre eux, en matière de filtration notamment, est importante à valider pour de nombreuses nanoparticules", nuance Gérard Lasfargues. Mais que dire des PME qui utilisent et transforment des nanomatériaux ? Selon le rapport, "il est envisageable qu'elles ne soient pas informées par leurs fournisseurs, [...] car il n'y a aucune obligation de déclaration de présence de nanomatériaux et les producteurs ne sont pas tenus de les enregistrer sous la forme nanométrique"

Dépourvus d'une identification spécifique, ces matériaux échappent largement à la réglementation en vigueur. A commencer par Reach, qui s'appuie sur les tonnages de production par an et par fabricant : enregistrement des substances à partir d'une tonne, évaluation des risques à partir de 10 tonnes. C'est énorme pour bien des nanomatériaux. "Deux grammes d'oxyde de titane, c'est l'équivalent de 200 000 nanoparticules par individu sur la Terre", rappelle Eric Gaffet. Le précédent rapport de l'Afsset demandait la prise en compte de la spécificité des nanomatériaux dans le cadre de Reach. Dans une résolution adoptée en juin, la Confédération européenne des syndicats (CES) a également réclamé que Reach soit modifié afin d'appliquer des seuils différents aux nanomatériaux et d'obtenir une évaluation systématique des risques. "Le fabricant doit prouver l'innocuité de la substance ou du produit avant sa fabrication, explique Tony Musu, chercheur à la CES. Cela forcerait les industriels et les pouvoirs publics à investir davantage dans la recherche et les tests de toxicité adaptés." Autre piste, évoquée par l'Afsset : considérer ces matières comme dangereuses, car cela imposerait à tout employeur d'évaluer les risques et de les éliminer ou les réduire. La CES préconise, elle, de modifier la directive sur la protection des travailleurs contre le risque chimique afin qu'elle s'applique quand les dangers sont inconnus. Les fiches de données de sécurité pourraient signaler la présence des nanomatériaux. "Dans l'incertitude où l'on est sur les risques, il faut de la transparence et de la traçabilité dès maintenant, en milieu professionnel et dans le grand public, d'où la nécessité de mettre en place une banque de données des nanomatériaux, ainsi qu'un recensement et un suivi des salariés exposés", rappelle Gérard Lasfargues. Il y a urgence, car les industriels, eux, n'attendent pas.

  • 1

    Voir "Principe de précaution pour les nanomatériaux", par Joëlle Maraschin, Santé & Travail n° 57, janvier 2007, page 20.

  • 2

    Science des mesures.