Pierre-Yves Gomez : "Le travail est devenu abstrait"

entretien avec Pierre-Yves Gomez, professeur de management
par Isabelle Mahiou / janvier 2015

Dans un essai très remarqué, ce professeur de l'EM Lyon Business School expose comment la financiarisation de l'économie a rendu le travail "invisible". Pour survivre à la crise, les entreprises doivent impérativement le revaloriser.

Comme l'annonce le titre de votre dernier essai, le travail est devenu "invisible". Comment expliquer cela ?

Pierre-Yves Gomez : Il y a une relation forte entre l'évolution du travail dans l'entreprise et, depuis les années 1970-1980, la financiarisation de l'économie. Celle-ci a réorienté la politique des entreprises vers la création de valeur pour l'actionnaire, afin de servir la promesse de dividende faite aux épargnants. D'où des organisations dont le contrôle s'est tourné vers la réalisation du profit, repéré à tous les niveaux de la production. Le travail est perçu de moins en moins dans sa dimension réelle, et de plus en plus comme un simple moyen au service d'un objectif financier. Disparu derrière les chiffres, les écrans et les reportings, il est devenu abstrait.

Or le travail est toujours exécuté par une personne concrète qui s'y engage et y cherche une reconnaissance, une fierté : c'est sa dimension subjective. Dans sa dimension objective, le travail produit un résultat qui concrétise l'effort, et que mesure la performance. Enfin, on ne travaille jamais seul. On est inclus dans un processus dont on est dépendant, il y a un amont et un aval à tous les niveaux de la production. Le travail prend sens selon les interactions, la "solidarité" fondamentale entre ces trois dimensions, subjective, objective et collective.

Quelles sont les conséquences de la disparition du travail sur la santé des travailleurs ?

P.-Y. G. : Je ne suis pas certain qu'il y ait des problèmes de santé au travail plus importants aujourd'hui qu'il y a cinquante ou cent ans... Mais ce n'est pas un hasard si ce thème monte depuis les années 1990 : revendiquer la santé, c'est se réapproprier la visibilité du travail à partir d'une réalité physique. Pour ceux qui sont rendus invisibles par le système de normes, c'est une manière de dire : nous existons, nous avons un corps. Au-delà de ce détour, le travail est aussi devenu pathogène car il est réduit à sa dimension objective, le résultat, et encore, limitée à la performance financière. Quand ses dimensions subjective et collective sont niées, le travail, au lieu d'épanouir, se mue en facteur d'asservissement et parfois même de mise en tension physique. On le voit avec les troubles musculo-squelettiques, les burn-outs, mais aussi avec les phénomènes de désengagement, comme s'il s'agissait ainsi de sauver sa peau.

Et les conséquences pour les entreprises ?

P.-Y. G. : Ramené à une idée abstraite, le travail est de moins en moins valorisé pour lui-même, et donc de moins en moins créateur de valeur. En réaction, les entreprises l'ont encore intensifié, ont ajouté du contrôle au contrôle... Mais le système s'est épuisé, l'intensification a atteint un palier au milieu des années 2000. Des manipulations de chiffres ont pu donner l'impression que la croissance était toujours là, mais la crise a finalement éclaté, née de l'incapacité à fonder l'économie sur le travail. C'est la crise d'un modèle d'économie financiarisée qui atteint sa limite parce qu'il a épuisé le travail.

Il faut "réenchanter" le travail : le désigner à nouveau comme le moteur de la création de valeur, partir du travail réel pour élaborer le management, et non l'inverse. Et ainsi réarticuler les projets d'entreprise sur le travail humain, les recentrer sur sa valorisation. Je suis assez optimiste, car j'observe des transformations : des entreprises qui repartent de l'activité réelle, qui déconcentrent les décisions, qui insufflent de la solidarité... Il n'y a pas d'alternative : pour assurer leur survie, les entreprises vont devoir se débarrasser d'infrastructures gestionnaires lourdes pour se rebâtir sur la réalité du travail.

En savoir plus
  • Le travail invisible. Enquête sur une disparition, par Pierre-Yves Gomez, François Bourin Editeur, 2013. Le livre a reçu les prix du Club des élus de CE, du livre RH 2014 et, enfin, de la Fondation ManpowerGroup délivré par les étudiants de HEC.