Le travail et ses risques en 2040

par Michel Héry Catherine Levert / janvier 2017

Quel sera le visage du travail dans vingt-cinq ans ? De quels risques sera-t-il porteur ? L'Institut national de recherche et de sécurité (INRS) et ses partenaires se sont livrés à un exercice de prospective, révélant cinq enjeux majeurs pour la prévention.

a contribution des secteurs agricole et industriel n'a cessé de se réduire depuis une cinquantaine d'années, en termes de part dans la valeur ajoutée totale de l'économie et, plus nettement encore, de part d'emplois. Certains prédisent déjà une France postindustrielle dont l'essentiel de l'activité serait assuré par les services. Cette évolution n'est évidemment pas sans effet sur les conditions de travail et sur les risques professionnels.

Dans le cadre des exercices de prospective qu'il conduit, l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS), en partenariat avec l'Anact, l'Anses, l'Aract Auvergne-Rhône-Alpes, la Dares, la direction des Risques professionnels de la Cnam1 et France Stratégie, et avec l'appui méthodologique du centre d'études en prospective Futuribles, s'est intéressé aux modes et méthodes de production en France en 2040 et à leurs conséquences en matière de santé et de sécurité au travail (voir "Sur le Net"). Il ne s'agissait pas, à travers cet exercice, de prévoir le futur, mais plutôt de mettre en évidence les principaux facteurs, et leurs évolutions, susceptibles d'avoir des conséquences en matière de prévention des risques professionnels dans les vingt-cinq ans à venir.

Une centaine d'experts, quinze mois de réflexion

Pour ce faire, une large consultation a été effectuée auprès de plus d'une centaine d'experts de spécialités et d'activités diverses : acteurs de l'entreprise, chercheurs du monde académique ou experts de la santé et sécurité au travail, partenaires sociaux, élus locaux, écrivains... Cette consultation a pris de multiples formes : interviews individuelles ou collectives, participation à l'un des six ateliers thématiques organisés autour de thèmes aussi variés que la place de l'homme dans un monde robotisé, le retour au local dans un contexte de développement de chaînes de valeur mondiales2 ou le possible développement des contrats commerciaux au détriment du contrat de travail

Ce long processus - quinze mois se sont écoulés entre les premières interviews et le dernier atelier thématique - a abouti à la détermination de cinq enjeux majeurs. A savoir :

  • Que produira la France demain ?
  • Robotisation et automatisation
  • Le retour au local comme outil de développement(s) ?
  • Vers la multiplication des formes de travail ?
  • Quelles évolutions de la prescription et des rythmes de travail ?

Le suivi de ces enjeux doit permettre d'identifier les évolutions ayant le plus d'impact sur les conditions de travail. Bien sûr, cette présentation est avant tout dictée par les impératifs d'un exposé relativement synthétique : elle ne répond qu'imparfaitement à la réalité de la situation, chacun des cinq enjeux étant fortement impacté par les quatre autres. Ce n'est que pour des raisons de clarté de l'exposé qu'on a eu recours à cette segmentation, dont le caractère artificiel apparaîtra certainement dans l'exposé qui va suivre.

Vers une relocalisation d'activités industrielles ?

Premier enjeu, donc : que produira la France demain ? On a vu précédemment que la poursuite des tendances à l'oeuvre depuis plusieurs dizaines d'années conduirait inéluctablement à une France dans laquelle la production industrielle serait devenue marginale, le relais étant pris par le développement des services. Certains experts ont cependant fait valoir le fort développement de la robotisation pour donner corps à une hypothèse de relocalisation de certaines activités industrielles dans l'Hexagone : si l'essentiel du coût de production est lié à l'investissement dans les machines plutôt que dans la main-d'oeuvre, quel est l'intérêt de faire fabriquer à des milliers de kilomètres - là où cette dernière est moins chère -, en particulier dans un contexte où la satisfaction du consommateur est plus que jamais la règle ? La fast fashion (renouvellement très fréquent des collections de prêt-à-porter) ou une production supposée répondre de façon personnalisée aux besoins de chaque client s'accommodent mal, en effet, de longs délais de production et d'acheminement.

Même si l'apport de l'homme dans la production devient faible comparé au rôle de la machine, son rapport à celle-ci, source potentielle d'accidents et de risques psychosociaux, pose beaucoup de questions. Est-il admissible, par exemple, qu'un robot pouvant sortir de la cage où il est aujourd'hui généralement confiné heurte un homme au cours de son travail ?

Une robotisation destructrice d'emplois

Le développement de l'intelligence artificielle et une possible marginalisation de l'homme dans les processus de création sont apparus comme un enjeu central, quand bien même les modalités du déploiement de la robotisation et de l'automatisation semblent encore difficiles à imaginer. Les actions de hackage, menace pour la santé et la sécurité dès lors qu'elles conduisent à une perte de contrôle des installations, ont également nourri la discussion. Cette "logicialisation" des activités a par ailleurs des conséquences à plus court terme, telles que le risque d'une destruction massive d'emplois et une incidence sur les rythmes de travail.

Ces derniers mois, plusieurs études sont parues, traitant de l'impact de la robotisation-automatisation sur l'emploi. Elles se montraient alarmistes, évoquant la destruction de la moitié des emplois actuels à un horizon compris entre dix et vingt ans, ou plus rassurantes, limitant la "casse" pour la France à environ 10 % du stock d'emplois, avec des conséquences plus faibles sur environ 20 %. Quelle que soit la pertinence de ces différents pronostics, il apparaît que depuis le début du XXe siècle, voire depuis celui de la révolution industrielle, on a été à tout moment en mesure d'imaginer, sinon de prévoir exactement, quels emplois auraient disparu dix ans plus tard, sans avoir les moyens de conceptualiser par quelles autres activités ils seraient remplacés. On peut donc estimer qu'il pourrait en être de même de nos jours, notre capacité à nous projeter dans l'avenir restant toujours aussi perfectible... L'intelligence artificielle a cependant été évoquée comme susceptible de ralentir ou même stopper ce phénomène de destruction créatrice. En d'autres termes, aucun emploi ne serait généré par les nouvelles activités si elles sont dévolues à la machine plutôt qu'à l'homme.

La maîtrise des rythmes de travail liés à l'automatisation est considérée comme un élément essentiel, notamment en raison de ses conséquences possibles sur la santé. La robotisation-automatisation peut être un formidable outil au service du travailleur, en permettant de diminuer les contraintes physiques, d'éviter le port de charges ou les gestes répétitifs et en enrichissant le travail. A contrario, si le rythme est défini par la machine et que le travailleur est contraint de s'adapter à un schéma de travail qui ne lui fait pas toute sa place, en tenant compte de ses limitations et de ses compétences, le mode d'organisation de la production peut devenir délétère, voire excluant, tant du point de vue physiologique que psychologique.

Réseaux locaux et qualité

Autre thème abordé au cours de la réalisation de l'exercice de prospective : le retour au local. Peut-être par opposition au développement actuel des chaînes de valeur mondiales, celui-ci est apparu comme un élément pouvant structurer de façon significative la production de demain. Cette notion recouvre toutefois des réalités bien différentes. Parmi celles identifiées, en voici quelques-unes, décrites de façon (trop) synthétique. Tout d'abord, une production agricole de qualité - obtenue par le biais des associations pour le maintien d'une agriculture paysanne (Amap), de l'agriculture biologique paysanne, des appellations d'origine contrôlée (AOC), etc. - peut aider à créer des emplois, par opposition à une agriculture de firme ; de même, un artisanat bénéficiant (comme l'agriculture paysanne) du développement d'une robotisation légère est à même de satisfaire de vrais besoins spécifiques. Quant au développement des technologies de l'information et de la communication (TIC) à travers les espaces de coworking, les fablabs, l'utilisation des imprimantes 3D, il peut favoriser l'essor de réseaux locaux solidement ancrés dans leur région et offrant des prestations bien calibrées par rapport aux besoins. Les systèmes d'échanges locaux (SEL) ou les monnaies locales répondent également à de fortes logiques de territorialité, porteuses pour le développement de productions locales. Enfin, des économies de complément, qu'elles soient organisées (utilisation de plates-formes pour mettre en rapport fournisseurs et clients) ou du registre de la "débrouille", peuvent aussi constituer un apport significatif aux ressources de certaines populations au niveau local.

Outre leur ancrage local, ces situations ont en commun l'élaboration de méthodes de prévention des risques professionnels spécifiques, soit parce que les frontières entre santé au travail et santé publique deviennent ténues, soit parce que les démarches classiques, mises en oeuvre par des entreprises pérennes pratiquant depuis des années une approche mutualisée des questions de prévention, ne s'appliquent plus.

Travail indépendant : la nouvelle norme ?

Ce dernier point s'explique en partie par l'émergence de nouvelles formes de travail. De fait, si le CDI reste largement dominant depuis plusieurs dizaines d'années, la flexibilité de l'emploi est encouragée par la facilitation des CDD ou par des mesures incitatives en faveur du travail indépendant (voir encadré ci-contre), en particulier l'autoentreprise. Les carrières professionnelles sont plus heurtées et plus variées, profondément marquées par un chômage de masse. L'époque se caractérise également par l'éclatement relatif des temps et des lieux de travail, surtout grâce au développement des TIC. La tendance au cours des années à venir serait à l'accentuation de ces phénomènes.

Diverses hypothèses ont été examinées dans le cadre de l'exercice. Parmi celles-ci, une poursuite du développement du travail indépendant, le contrat commercial se substituant au contrat de travail, ou une pénurie croissante d'emplois, à laquelle divers traitements ont été proposés : mise en place d'un revenu universel visant à garantir les conditions minimales d'existence, partage du travail dans le cadre d'un dispositif de flexisécurité permettant l'alternance de périodes d'emploi, de formation et la reconnaissance de formes de travail aujourd'hui ignorées, s'exerçant au profit de la collectivité, etc. Autre scénario envisagé, une saisonnalisation de l'employabilité : contrats précaires, stages, CDD, chômage, réorientation via la formation jusqu'à 30 ans, CDI classique entre 30 et 50 ans (au moins pour les plus employables), puis statut "forcé" d'indépendant au-delà de 50 ans...

Les évolutions de la prescription et des rythmes de travail constituent le cinquième et dernier enjeu majeur relevé lors des travaux de prospective. Si on examine l'organisation du travail depuis quelques dizaines d'années, on constate que celui-ci est de plus en plus prescrit. Les contraintes organisationnelles sont de plus en plus fortes. Les TIC ont certes accéléré et facilité les échanges d'informations - ce qui contribue souvent à une forme d'enrichissement du travail -, mais leur utilisation représente un des facteurs les plus importants d'intensification, à travers notamment l'individualisation des tâches et de leur suivi ainsi que l'atténuation de la frontière entre vie privée et vie professionnelle.

Quelle prévention pour les travailleurs indépendants ?

Les travaux de prospective menés par l'INRS et ses partenaires ont donné lieu à une journée de restitution, intitulée "Travailler en bonne santé en 2040" et organisée à l'Assemblée nationale le 23 novembre dernier. La question de l'organisation de la prévention des risques professionnels dans un éventuel futur marqué par la montée du travail indépendant et de la pluriactivité a alors été abordée1

Aujourd'hui, la prévention privilégie une approche mutualisée fondée sur l'étude du travail réel, que l'existence de collectifs de travail et le dialogue social favorisent. Mais qu'en serait-il dans un système où ces collectifs auraient disparu parce que le travail indépendant se serait substitué au CDI ? Pourrait-on les reconstituer sous forme virtuelle, grâce à des forums d'échange entre professionnels ? Ce schéma d'organisation du travail via des contrats commerciaux est-il compatible avec une production industrielle ? Quelles en seraient les conditions : une production robotisée où l'intervention humaine ne serait plus qu'un appoint ponctuel pour la réalisation de tâches codifiées et entièrement prescrites ?

Le cas d'une activité de service comme l'aide à la personne a également été examiné. Dans le cadre de la pluriactivité et du développement des tissus de solidarité locaux, mais aussi dans une optique de réduction des coûts, ces tâches pourraient s'organiser à l'échelle d'une commune ou d'un quartier et être confiées à des indépendants. Il n'en reste pas moins que ces activités demandent une certaine technicité et que leur sinistralité est forte : les taux d'accidents sont, dans le secteur, supérieurs de 30 à 40 % à ceux du bâtiment. Il faut donc organiser la prévention. Le régime général de la Sécurité sociale s'y emploie et rencontre des difficultés, dont témoigne la sinistralité. Beaucoup reste à construire du côté des indépendants. Car même quelques heures d'activité par semaine peuvent faire très mal !

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    Voir aussi la rubrique "Débat", page 52.

Pour une technique au service de l'homme

Pour autant, cette intensification n'a pas forcément pour corollaire une augmentation de la productivité, laquelle, au contraire, a nettement marqué le pas au cours des dernières années. Prenons-nous à rêver : à l'encontre de la tendance actuelle, les possibilités de robotisation seraient mises au service d'une nouvelle organisation de la production. Une production plus respectueuse de l'environnement, plus économe en énergie, orientée vers la durabilité, première étape vers une économie circulaire. La technique, de plus en plus avancée, serait mise au service de l'homme, le libérant des tâches les plus astreignantes pour qu'il puisse trouver le temps de la réflexion et de l'échange, avoir droit à l'erreur, bénéficier d'autonomie, autant de conditions indispensables à la créativité...

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    Anact : Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail. Anses : Agence nationale de sécurité sanitaire. Aract Auvergne-Rhône-Alpes : agence régionale affiliée au réseau Anact. Dares : direction de l'Animation de la recherche, des Etudes et des Statistiques du ministère du Travail. Cnam : Caisse nationale d'assurance maladie

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    L'expression "chaîne de valeur mondiale" désigne un réseau de production international. Toutes les activités liées à un produit, de sa conception à sa commercialisation en passant par sa fabrication, sont réalisées en différents lieux de la planète.

En savoir plus
  • Le site de l'INRS, www.inrs.fr, rubrique "Actualités", propose des documents relatifs à l'exercice de prospective sur le travail en 2040. La page consacrée à la journée de restitution "Travailler en bonne santé en 2040" et datée du 23 novembre permet de télécharger le rapport de synthèse et d'accéder à des vidéos. Celle intitulée "Quels seront les risques professionnels dans 25 ans" et datée du 16 novembre offre de télécharger le résumé des débats pour chacun des ateliers.