© Nathanaël Mergui/Mutualité française
© Nathanaël Mergui/Mutualité française

Travaux en hauteur : à trop tirer sur la corde...

par Eliane Patriarca / juillet 2019

Eprouvant, le travail des cordistes les expose à de multiples risques, dont la chute de hauteur. Plusieurs accidents mortels ont endeuillé la profession. Les pouvoirs publics semblent pourtant réticents à la réglementer. Enquête.

A terre, leur démarche est balancée façon cow-boy ; cliquetante tendance alpiniste ; entravée version spéléo : harnais à bretelles, descendeur, bloqueurs, longes, mousquetons, sac à outils, grosses chaussures... Mais dès qu'ils s'élèvent sur leur corde, ils se muent en légers voltigeurs. Fin mai, à Marseille, sous la halle de la Cité des arts de la rue, plus de 80 cordistes font assaut d'agilité et d'endurance. Une démonstration de savoir-faire, à l'occasion du Championnat de France des cordistes, qui met en lumière la corporation méconnue des travailleurs sur cordes.

Qu'il s'agisse d'emporter dans les airs une gouttière pluviale et de la visser au mur à 20 mètres, ou d'effectuer un branchement électrique les pieds dans le vide, les épreuves évoquent la pluralité des tâches effectuées - maçonnerie, peinture, électricité... - et la diversité des milieux dans lesquels évoluent ces acrobates : bâtiment, travaux publics, monuments historiques, industrie ou encore événementiel. L'organisateur, le Syndicat français des entrepreneurs de travaux en hauteur (Sfeth), qui regroupe 45 des 730 entreprises spécialisées en travaux sur cordes, a mis l'accent cette année sur la sécurité : il lance notamment une plateforme collaborative pour améliorer les conditions de travail. Car, au-delà de l'image idyllique - des amoureux de la verticalité ayant fait de leur passion un métier -, la profession cache un versant plus sombre.

Des carrières courtes

Cordiste, c'est un métier éprouvant. "La première année, le soir, j'étais rincé, se souvient Baptiste Guillermic, salarié d'Ouest Accro. J'avais même arrêté l'escalade, ma passion ! A 30 ans, je suis un vieux dans la corde." L'usure se traduit par une "carrière relativement courte", dont on sort en moyenne à 47 ans et demi, selon une étude épidémiologique de 2017 (voir "A lire"), qui établit l'hypothèse "d'un lien entredes carrières écourtées et la survenue de blessures". De longues journées en baudrier-sellette, à manipuler une foreuse vibrante ou un marteau-piqueur au coeur d'un silo, ça laisse des traces : tendinites, lombalgies, sciatiques, blessures aux mains... Cordiste, c'est aussi une activité comportant des risques, dont le principal, selon la même étude, est la chute de hauteur. Risque favorisé par un cadre de travail qui fait souvent fi de la sécurité.

 

Repère

Selon l'article R. 4323-64 du Code du travail, "il est interdit d'utiliser les techniques d'accès et de positionnement au moyen de cordes pour constituer un poste de travail". Le travail en hauteur sur cordes serait donc interdit ? Non, car "en cas d'impossibilité technique de recourir à un équipement assurant la protection collective des travailleurs [des échafaudages surtout, NDLR] ou lorsque l'évaluation du risque établit qu'un tel équipement est susceptible d'exposer des travailleurs à un risque supérieur", les cordes "peuvent être utilisées pour des travaux temporaires en hauteur". Dans la pratique, selon l'association Cordistes en colère, l'évaluation du risque est rarement faite ou est biaisée.

A la faveur d'un marché en plein essor, le métier s'est beaucoup développé, professionnalisé. Moins onéreux, plus rapides et plus souples que la pose d'échafaudages ou de nacelles, les travaux sur cordes sont prisés. De 2009 à 2016, le chiffre d'affaires des entreprises spécialisées a augmenté de 260 %, celui des agences d'intérim spécialisées de 142 %. "La niche est devenue une corporation", selon Jacques Bordignon, président du Sfeth. L'effectif des cordistes a doublé en moins de dix ans : ils sont environ 8 600 aujourd'hui, essentiellement des hommes (98 %), dont plus de la moitié sont intérimaires.

Mais l'essor s'est fait sans encadrement réglementaire. Il n'existe, par exemple, aucune convention collective spécifique pour ces polyvalents, amenés à travailler aussi bien comme couvreurs que comme artificiers, peintres ou nettoyeurs de silos. En outre, aucune certification n'est requise : n'importe quelle entreprise peut faire travailler sur cordes et n'importe quelle agence fournir des intérimaires cordistes.

Le Sfeth a élaboré depuis 2002 un système de certification de qualification professionnelle (CQP), avec trois niveaux de compétences. Il préconise que chaque équipe soit composée au minimum de deux cordistes, dont un CQP2 - lequel cumule 1 600 heures de terrain et trois semaines de formation -, censé être plus expérimenté et autonome. "Mais en intérim, on se contente souvent de CQP1, qui n'ont que cinq semaines de formation, relève Jacques Bordignon. Le seul texte qui encadre un peu le métier, un décret de 20041 , reste flou. Par exemple, il indique qu'une formation spécifique aux opérations envisagées et aux procédures de sauvetage doit être dispensée par l'employeur, mais il ne définit ni la durée ni le contenu !" Le président du Sfeth se dit choqué par les "abus" d'entreprises désinvoltes.

Mortelle sucrerie

Jacques Bordignon a découvert avec effroi les conditions dans lesquelles deux cordistes ont trouvé la mort en 2012, à Bazancourt (Marne), sur le site de la sucrerie Cristal Union. Une équipe de quatre cordistes, dont trois intérimaires, était descendue dans un silo pour décoller à coups de pioche les blocs de sucre agglomérés sur les parois. Soudain, la croûte s'est dérobée sous leurs pieds. Aspirés, Arthur B., 23 ans, et Vincent D., 33 ans, ont été ensevelis sous des tonnes de sucre. L'enquête de l'Inspection du travail est accablante : le "plan de prévention [n'était] pas adapté aux lieux" ni à "l'action réelle" ; il n'y avait pas de "treuil motorisé pour remonter les cordistes en difficulté" ; une formation de sécurité était prévue mais... plus tard. Surtout, les cordistes n'avaient pas été informés de l'ouverture de la trappe du fond, destinée à vidanger le silo, pourtant planifiée avant leur descente. Celle-ci a été actionnée par un opérateur dans une salle située à 200 mètres, sans aucune liaison avec l'équipe à l'intérieur.

"L'employeur n'était pas une entreprise spécialisée, ne disposait pas de l'encadrement nécessaire et a fait preuve d'un dramatique défaut d'analyse des risques !", s'indigne Jacques Bordignon. Sept ans après l'accident, les sociétés Cristal Union et Carrard Services, le prestataire de nettoyage des silos, ont été condamnées à 100 000 euros d'amende et à un placement sous surveillance durant deux ans. Entre-temps, en 2017, sur le même site de Bazancourt, Quentin Z., 21 ans, est mort à son tour. Aspiré et enseveli lui aussi. Intérimaire, il travaillait dans un silo appartenant à une filiale de Cristal Union.

Eric Louis, 48 ans, s'en souvient : il travaillait avec Quentin mais dans l'équipe de l'après-midi. A Marseille, il représente Cordistes en colère, association qu'il a créée afin de soutenir les accidentés du travail et leurs proches et d'améliorer les conditions de travail, en l'absence d'un syndicat de salariés. En collectant des témoignages, l'association est parvenue à dénombrer vingt accidents mortels en douze ans, dont trois en 2018, et des dizaines d'accidents graves. Elle déplore la carence de recensement et d'étude de ces accidents. Même constat au sein du Sfeth : "Lorsque nous avons réclamé une étude d'accidentologie, la direction générale du Travail a répondu qu'il était impossible de collecter des données statistiques en l'absence de code APE - activité principale exercée - pour les cordistes. Mais notre demande de code APE à l'Insee a été refusée parce que nous n'étions pas assez nombreux", soupire Jacques Bordignon.

La peur d'être "blacklisté"

Les Cordistes en colère dénoncent aussi les donneurs d'ordres et agences d'intérim qui s'affranchissent des règles de sécurité élémentaires. "A Bazancourt, en 2012 et en 2017, on a fait entrer les cordistes dans des silos trop remplis, dans lesquels il y avait encore de la matière fluide, témoigne Eric Louis. La règle est pourtant de n'entrer que si la matière est compacte, stable. Mais l'entreprise voulait éviter une rupture de production."

"Ce genre de chantier, sale, compliqué, où poussière et chaleur sont intolérables, on les refuse quand on a de l'expérience", affirme Ivan Muscat, 39 ans, spécialisé dans l'industrie, qui a travaillé à ses débuts dans les silos de Bazancourt. Mais comment refuser quand on est jeune, inexpérimenté et que l'on redoute d'être "blacklisté" par les agences d'intérim ? Dans l'équipe de Quentin, sur les douze cordistes, un seul était en CDI et un autre en CDD, souligne Eric Louis : "A 21 ans, Quentin, qui bossait depuis un an, était le plus expérimenté."

Les cordistes disposent également d'un droit de retrait. "Ceux qui ont osé l'utiliser n'ont pas été réembauchés après", assure néanmoins Leslie Graff, 35 ans, qui confie : "L'an dernier, j'ai accepté de bosser sur un chantier dénué de plan de prévention. Je n'ai rien dit car j'avais besoin d'argent pour acheter ma maison." En se développant, le métier s'est précarisé. "C'était 15 à 20 euros de l'heure il y a vingt ans, déclare Eric Louis. Aujourd'hui, on voit des boîtes d'intérim qui recrutent au Smic, à 10,60 euros de l'heure !" Valérie Gaubert, gérante de l'agence d'intérim spécialisée Sett Ile-de-France, confirme la dévalorisation : "Certains donneurs d'ordres proposent un taux horaire de 11,50 euros et 1,50 euro de plus pour dix années d'ancienneté."

Alors, pour compenser, les cordistes tablent sur les indemnités de grand déplacement (hôtel et repas) - 65 à 100 euros par jour, selon le département -, qu'ils "épargnent" en vivant en camion aménagé. C'est le choix, par exemple, de Grégory Molina, intérimaire, porte-parole de Cordistes en colère : "Je concentre mes semaines, en moyenne 45-48 heures, pour pouvoir rentrer chez moi le vendredi après-midi." Ce mode de vie itinérant influe cependant sur la sécurité. Selon l'étude épidémiologique de 2017, "les cordistes habitant dans une résidence mobile présentent un risque 1,7 fois plus élevé de se blesser".

Équipement non fourni

Souvent, les intérimaires doivent acheter eux-mêmes leur équipement de protection individuelle (EPI) : casque, baudrier, descendeur... Coût moyen : 1 000 euros. Pourtant, le Code du travail fait obligation à l'employeur de le fournir. Mais comment ne pas préférer son matériel personnel quand le chef de chantier vous tend un baudrier usagé ou une corde d'amarrage ? Les Cordistes en colère pointent la sous-traitance en cascade, qui dilue les responsabilités entre donneurs d'ordres, prestataires, sociétés de travail temporaire, agences de recrutement. "Tout au bout, il y a le cordiste qui se casse les reins et à qui on dit que c'est à lui d'être responsable de la sécurité !", alerte Eric Louis.

Malgré la série d'accidents mortels, la direction générale du Travail (DGT) fait preuve, pour le moins, d'inertie. En 2016, elle avait annoncé une circulaire qui réglementerait enfin l'activité. Depuis, le Sfeth a participé activement au groupe de travail créé à cet effet. Mais la DGT a reculé : elle n'enverra qu'une simple lettre à la profession. Interrogée par Santé & Travail, elle n'a pas répondu et, visiblement mal à l'aise, a juste fait savoir que cette lettre sera publiée "à la mi-juillet" et "aura pour but de rappeler la réglementation entourant cette activité et de promouvoir des bonnes pratiques". Pas de quoi satisfaire le Sfeth, ni protéger les cordistes, ou troubler l'impunité des entreprises qui profitent du flou réglementaire. Le 4 octobre, la société ETH (Entreprise de travaux en hauteur), qui employait Quentin Z., sera jugée pour homicide involontaire.

  • 1

    Décret n° 2004-924 du 1er septembre 2004 relatif à l'utilisation des équipements de travail mis à disposition pour des travaux temporaires en hauteur.

En savoir plus
  • Etude épidémiologique des blessures chez les cordistes français. Etat des lieux des conditions d'exercice et typologie des blessures, par B. Vignal, B. Soulé, I. Rogowski, université Lyon 1, Fondation Petzl, juillet 2017.