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Trop de "bullshit jobs"

par Thomas Coutrot économiste et statisticien / janvier 2019

Ils n'ont ni sens ni utilité, et cela fait souffrir ceux qui les occupent. Les bullshit jobs - emplois "à la con" - seraient en inflation, selon David Graeber, l'anthropologue qui les a définis. Les chiffres du ministère du Travail permettent d'y voir plus clair.

Bonne nouvelle : l'Américain David Graeber, le créatif anthropologue anarchiste, auteur du monumental Dette : 5 000 ans d'histoire, s'est lancé dans l'analyse des conditions de travail. Dans Bullshit Jobs (littéralement, "emplois à la con"), paru en France en septembre dernier (voir "A lire"), il soutient qu'une part croissante et importante des emplois, qui atteindrait 37 % au Royaume-Uni, n'a ni sens ni utilité. Pire encore, ces emplois insensés et ennuyeux sont bien mieux payés que des métiers infiniment plus utiles à la société, comme éboueur, infirmière ou enseignant. Les statistiques les plus récentes dont on dispose en France, plus précisément les données de l'enquête Conditions de travail et risques psychosociaux (CT-RPS) de 2016 (voir encadré ci-dessous), confirment-elles cette thèse, et pour quelle proportion des emplois ?

 

L'utilité du travail selon la statistique

L'enquête Conditions de travail et risques psychosociaux (CT-RPS) est pilotée par la direction de l'Animation de la recherche, des Etudes et des Statistiques (Dares) du ministère du Travail, en collaboration avec la direction générale de l'Administration et de la Fonction publique (DGAFP) et la direction de la Recherche, des Etudes, de l'Evaluation et des Statistiques (Drees) du ministère de la Santé. Menée pour la première fois en 2016, elle a porté sur 24 000 travailleurs. La question sur l'utilité du travail était : "Dans votre travail, à quelle fréquence vous arrive-t-il d'éprouver l'impression de faire quelque chose d'utile aux autres : toujours, souvent, parfois, jamais ?" Cette formulation est à rapprocher des témoignages cités par David Graeber dans son ouvrage Bullshit Jobs, selon lesquels ""un boulot qui a de la valeur" est synonyme de "bénéfique aux autres""

 

Logique féodale

Tout commence en 2013 avec un billet de Graeber publié sur le site du magazine anarchiste Strike !, qui lui avait demandé s'il n'avait pas "dans [ses] tiroirs un truc provocateur que personne d'autre ne prendrait le risque de publier", relate l'auteur dans son dernier ouvrage. Le "truc" a eu alors un énorme écho médiatique, suscitant une avalanche de témoignages de travailleurs qui s'y reconnaissaient. Bullshit Jobs s'appuie sur ces témoignages pour développer une réflexion théorique et politique originale. Sa thèse principale : les bullshit jobs sont "une forme d'emploi rémunéré si totalement inutile, superflue ou néfaste que même le salarié ne parvient pas à justifier son existence, bien qu'il se sente obligé de faire croire le contraire" ; leur augmentation récente a des conséquences désastreuses pour la santé des "travailleurs qui se rendent malades à l'idée qu'ils n'apportent aucun bienfait au monde".

La cause du phénomène ? Parmi les pages les plus intéressantes du livre figurent celles où Graeber, dans la continuité de ses travaux précédents1 , s'attache à montrer que les boulots inutiles se multiplient non pas pour obéir à une quelconque rationalité économique, mais bien pour satisfaire la volonté de contrôle et de domination des managers. Et ce, dans une logique non pas capitaliste, mais féodale, ce qui compte étant de se créer "un cortège de fidèles qui permet non seulement d'étaler son faste et sa magnificence, mais aussi de prodiguer un certain nombre de faveurs politiques". Peut-être manque-t-il une réponse à l'objection classique mettant en avant la performance des marchés financiers, qui évinceraient les managers trop prodigues en emplois inutiles ; l'argument de l'auteur rejoint toutefois nombre d'observations sur l'inefficacité des méthodes contemporaines de management, telles que le lean, par rapport à leurs objectifs affichés.

Même si les témoignages utilisés pour Bullshit Jobs ne peuvent prétendre être représentatifs sur le plan statistique, Graeber estime que le phénomène est d'une ampleur considérable. Il s'appuie pour l'affirmer sur un petit sondage réalisé par un institut privé, YouGov UK : 37 % des répondants déclarent que leur travail n'apporte pas "une contribution significative au monde". Mais l'échantillon ne comprend que 840 personnes, recrutées sur Internet, avec les biais bien connus de cette méthode. En outre, la formulation de la question, à savoir "Votre emploi apporte-t-il une contribution significative au monde ?", met la barre très haut, et il peut paraître surprenant que 63 % des répondants aient une si haute opinion de leur travail.

 

Oisifs ou détenteurs d'emplois pénibles ?

L'enquête CT-RPS 2016 permet une quantification plus sérieuse des bullshit jobs. Ceux-ci apparaissent moins répandus qu'annoncé : 5 % seulement des travailleurs jugent que leur travail n'est "jamais" utile aux autres D'autres, plus nombreux (22 %) et un peu moins pessimistes, pensent qu'il l'est "parfois" : ils n'ont certes pas l'impression de sauver le monde, mais peut-être pas non plus celle d'être complètement dans le bullshit.

Bien sûr, ce chiffre de 5 % pourrait sous-évaluer l'étendue du phénomène, puisque, selon la définition de Graeber, ceux qui tiennent leur travail pour inutile "se sentent obligés de faire croire le contraire". Ce qui pose un problème méthodologique insoluble : si les gens mentent alors que c'est leur opinion qui importe, comment identifier les bullshit jobs ?

Un autre problème est encore plus gênant : la question sur l'utilité ressentie du travail semble ne pas bien coller avec le concept graebérien. Un indice fort va dans ce sens : les travailleurs les plus enclins à se considérer comme inutiles (c'est-à-dire "jamais" utiles aux autres) ne sont pas du tout ceux cités par Graeber. Ce ne sont pas spécialement des informaticiens, des télévendeurs, des avocats, des cadres des ressources humaines, du marketing ou de la finance, mais plutôt des ouvriers de la mécanique, des industries de process ou de la manutention, des employées de maison, des caissiers - professions où plus de 10 % des salariés se disent dans ce cas. Pas des oisifs surpayés, donc, mais des détenteurs d'emplois pénibles, souvent précaires et mal rémunérés.

Il semble que l'idée d'être utile aux autres parle relativement peu aux ouvriers. Et cela, probablement, parce qu'ils ne connaissent pas les destinataires de leur travail. En effet et a contrario, les salariés qui travaillent en contact avec le public ont beaucoup moins tendance à juger leur travail "jamais" utile aux autres (4 %) que ceux qui ne côtoient pas des clients ou usagers (8 %). Quant aux employées de maison et aux caissières, on peut émettre l'hypothèse que leur relatif sentiment d'inutilité reflète en partie leur dévalorisation sociale.

Pour affiner l'appréhension statistique des bullshit jobs, un critère plus complexe peut être retenu, dans lequel le sentiment d'inutilité, entendu au sens faible (un travail parfois ou jamais utile), est combiné avec d'autres variables. Les témoins cités par Graeber expriment souvent, outre le sentiment d'être inutiles, un ennui profond dans le travail et/ou un sentiment de culpabilité par rapport aux conséquences du travail réalisé. En utilisant des questions contenues dans l'enquête CT-RPS 2016, on pourrait alors considérer qu'un salarié occupe un bullshit job s'il dit que son travail est "parfois" ou "jamais" utile aux autres, mais en outre soit qu'il y ressent de l'ennui ("toujours" ou "souvent"), soit qu'il n'éprouve guère ("parfois" ou "jamais") la fierté du travail bien fait.

Selon cette définition, 17 % des salariés occuperaient des bullshit jobs2 (voir tableau page 43). Ils ne seraient plus que 3 % si l'on prenait en compte, de façon plus restrictive, ceux qui à la fois jugent leur travail "parfois" ou "jamais" utile, en sont "parfois" ou "jamais" fiers et (au lieu de ou) s'y ennuient "souvent" ou "toujours". Cependant, le plus intéressant n'est pas le pourcentage précis, et forcément en partie arbitraire, de personnes concernées, mais plutôt l'éventail des métiers les plus "bullshitisés". Cette fois, la statistique, à partir de cette définition affinée, confirme en grande partie le diagnostic de Graeber.

 

 

La finance, mais aussi la sécurité

Parmi les professions les plus affectées, on retrouve certes les métiers ouvriers (mécanique, industries de process ou gros oeuvre du bâtiment) évoqués ci-dessus, mais aussi et surtout les métiers de la finance, de l'informatique et de la comptabilité, qui sont nombreux dans les témoignages de Bullshit Jobs. Apparaissent également les secrétaires et les agents de sécurité, en revanche absents du livre, ainsi que les caissières et employés de libre-service. Le sentiment d'inutilité et d'ennui ne concerne donc pas que des emplois qualifiés, ce qui pouvait sembler évident a priori, mais ne ressortait guère des cas commentés par l'auteur. Cela fait de nouveau ressortir le fort biais de son échantillon, et donc le caractère irremplaçable d'une approche statistique, qui conduit à une représentation plus fiable de la réalité.

Graeber souligne combien les sentiments d'inutilité et de mensonge inhérents aux bullshit jobs sont délétères pour l'équilibre psychique. Les données statistiques sur le cas français le confirment pleinement : être exposé à un bullshit job multiplie par trois la probabilité de signaler un symptôme dépressif, toutes choses égales par ailleurs3 . Ainsi, les salariés qui éprouvent un sentiment de faible utilité de leur travail, mais aussi de l'ennui ou un manque de fierté du travail bien fait, sont 22 % (contre 8 % pour les autres salariés) à présenter un score de bien-être psychologique inférieur à 32 sur 1004 , seuil souvent retenu pour caractériser la dépression.

 

Démocratiser l'organisation du travail

L'anthropologue peine toutefois à expliquer cet impact : selon lui, ce que ressentent "les télévendeurs que l'on oblige à piéger les gens" est "un sentiment compliqué qu'on ne sait même pas vraiment nommer". Il se réfère à un psychologue allemand, Karl Groos, spécialiste du jeu chez l'enfant, qui écrivait en 1901 que "la joie d'être cause" est un facteur décisif du développement psychique, dont l'absence "ébranle les fondations mêmes de votre sentiment de soi". On peut regretter qu'il n'ait pas approfondi ces intéressantes intuitions en consultant l'abondante littérature contemporaine des sciences du travail qui traite du manque de reconnaissance, des conflits éthiques et de l'amputation du pouvoir d'agir. Ainsi, le modèle théorique du "déséquilibre effort-récompense" élaboré par le sociologue Johannes Siegrist met en cause le déficit de reconnaissance relativement aux efforts fournis. Le questionnaire scandinave Copsoq (pour "Copenhagen Psychosocial Questionnaire"), l'un des plus utilisés en épidémiologie de la santé psychique au travail, prend en compte le "sens du travail" et le sentiment de "faire quelque chose d'important dans son travail". Par ailleurs, la psychodynamique du travail, discipline fondée par Christophe Dejours, montre comment la construction de la santé mentale au travail repose largement sur le "jugement d'utilité", apporté par les supérieurs ou les usagers, et le "jugement de beauté", émanant de collègues qui reconnaissent le respect des règles de l'art. Quant à la clinique du travail développée par Yves Clot, elle établit comment le travail "empêché", ce travail "ni fait ni à faire", est source de souffrance éthique et de troubles psychiques.

L'absence d'ancrage dans les sciences du travail contribue sans doute à expliquer la faiblesse des suggestions énoncées par Graeber pour remédier à la situation, et qui se résument en fait à une seule : l'instauration d'un revenu de base distribué par l'Etat, qui permettrait aux travailleurs de refuser les bullshit jobs. Proposition éminemment paradoxale, comme il le reconnaît d'ailleurs lui-même, de la part d'un penseur anarchiste qui souhaite "le démantèlement total des Etats". Des spécialistes du travail préconisent pourtant une politique de changement social axée sur une démocratisation de l'organisation du travail et avancent des propositions concrètes qui peuvent inspirer une stratégie de lutte pour "débullshitiser" le travail (voir "A lire"). Et nombre d'acteurs sociaux, s'appuyant sur les acquis des recherches relatives au travail et aux organisations, s'emploient à reconstruire le pouvoir d'agir des travailleurs sur les conditions et les finalités de leur travail, plutôt que d'attendre de l'Etat une mesure providentielle qui libérerait les travailleurs de l'emprise du bullshit.

  • 1

    Lire Bureaucratie, Les liens qui libèrent, 2015.

  • 2

    Parmi ceux qui trouvent leur travail seulement "parfois" ou "jamais" utile aux autres, 18 % s'ennuient "souvent" ou "toujours", 39 % ressentent "souvent" ou "toujours" la fierté du travail bien fait.

  • 3

    Cette analyse "toutes choses égales par ailleurs" inclut le sexe, l'âge, le secteur, la catégorie socioprofessionnelle, les événements de la vie privée ainsi que les expositions aux risques psychosociaux prises en compte dans le modèle de Karasek, à savoir les degrés d'intensité du travail, d'autonomie et de soutien social.

  • 4

    Selon le Who-5, indice international de bien-être psychologique fondé sur les réponses à cinq questions.

En savoir plus
  • Bullshit Jobs, par David Graeber, Les liens qui libèrent, 2018.

  • Libérer le travail. Pourquoi la gauche s'en moque et pourquoi ça doit changer, par Thomas Coutrot, Le Seuil, 2018.