© Shutterstock

Les fausses promesses de la méthode Toyota

par François Desriaux / avril 2012

Censé réconcilier l'amélioration des conditions de travail et l'augmentation de la productivité, en promouvant la participation des salariés, le lean est partout, dans l'industrie, mais aussi dans les services. Même les fonctions publiques s'y convertissent.

Adieu Taylor et Ford, vive le toyotisme, dont le lean est la théorisation ! Ce n'est pas juste un modèle de rationalisation, c'est presque une religion.

Sauf que, à l'usage, le lean ne tient pas ses promesses. Les salariés déchantent quand, au terme d'une concertation tronquée, ils souffrent dans leurs articulations du renforcement de l'intensification du travail et, dans leur tête, de devoir contenir leur expérience et leurs aspirations.

Ces travers ne sont pas le fruit de pratiques déviantes. Non, le lean est fondé sur un modèle erroné du fonctionnement de l'homme au travail, qui neutralise sa capacité d'initiative, sa créativité, son pouvoir d'agir. Autant de ressources sans lesquelles on ne peut produire de la qualité. Autant de sujets d'un débat que les représentants du personnel peuvent initier avec les salariés, pour prendre au mot les promesses du lean

Turbulences autour du lean à Airbus Nantes

par Martine Rossard / avril 2012

Déployé en 2007 sur le site d'Airbus de Bouguenais, près de Nantes, le lean suscite une véritable controverse entre les syndicats et avec la direction quant à ses effets sur les conditions de travail et la santé des salariés. Reportage.

Spacieuse, claire, ordonnée, la salle " entrées d'air " de l'unité pièces élémentaires composites d'Airbus à Bouguenais, près de Nantes, en Loire-Atlantique, impressionne par ses dimensions et celles des pièces réalisées. Le visiteur, en blouse blanche et surchaussures de sécurité, découvre les " panneaux de management visuel ", illustration de la méthode lean. Hermétiques au profane, des graphiques informent sur la sécurité, la qualité, le coût, les délais et le personnel. La visite, réalisée en compagnie des représentants de la direction, se déroule durant la pause des équipes de soirée.

Repères

Le site d'Airbus de Nantes assure la conception et la fabrication de tous les caissons centraux de voilure, des poutres ventrales (A340-500/600), des ailerons (A330, A340 et A380), des entrées d'air de nacelles (A340-500/600 et A380) et des radômes pour tous les appareils. Il compte environ 2 000 salariés.

" On n'est pas dans l'automobile "

Dans ce hall au repos, difficile de vérifier l'intensification sévère du travail attribuée par certains au lean" On n'est pas dans l'automobile avec des cadences serrées. Dans l'aéronautique, nos cycles de production s'allongent sur sept heures, c'est fignolé ", assure Xavier-Pierre Valentin, ergonome attaché à l'équipe lean" Nous sommes dans une démarche continue d'amélioration industrielle, c'est la méthode lean à la sauce Airbus ", renchérit Yves-Olivier Lenormand, responsable des relations sociales. La CGT, rencontrée à l'extérieur du site, constate pour sa part une augmentation de la charge de travail, doublée d'une diminution des effectifs. Ses statistiques montrent une production de " tronçons 21 " (le caisson central de voilure des Airbus)passée de 457 pour 2 230 salariés en 2007 à 540 pour 2 168 salariés en 2011. Avec un recours persistant aux intérimaires, " malgré un plan de charges assuré jusqu'en 2019 ".

La direction d'Airbus Nantes se félicite du déploiement du lean, mis en oeuvre depuis 2007 dans tous les services et pour tous les salariés, de l'entreprise comme des sous-traitants. Les vertus, à ses yeux, de la démarche : management participatif, pluridisciplinarité, optimisation des situations de travail, responsabilisation, qualité, prévention de la pénibilité. " Tout le monde est impliqué dans les chantiers d'amélioration de la performance, au cours desquels les compagnons peuvent faire des suggestions ", explique Yves-Olivier Lenormand. " Cela permet d'améliorer les conditions de travail ", ajoute le Dr Pascal Corbineau, médecin du travail du site.

Le comité d'entreprise (CE) et le comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), à majorité FO, CFTC et CGC, ont bien été informés et consultés sur cette nouvelle méthode. Ils n'ont pas jugé utile de voter une expertise. C'est pourtant ce qu'auraient souhaité les élus CGT, inquiets des risques d'atteintes à la santé physique et mentale des salariés. A défaut, ils ont organisé en 2010 une journée de conférences-débats avec exposition sur le lean et la souffrance au travail, dans le cadre des heures d'information syndicale. " Nos adhérents ont participé, mais pas la direction, pourtant invitée, ni les autres salariés, dissuadés de nous rejoindre par leur hiérarchie ", indique Laurence Danet, déléguée du personnel CGT.

Interrogée sur la nouvelle organisation du travail, cette élue du personnel déclare s'y être impliquée au démarrage, mais elle dénonce aujourd'hui les cadences et la sensation d'un travail jamais terminé, source de démotivation. " Il y a un objectif permanent de production imposé aux salariés, contrôlés par des "leaders" qui assument des fonctions de chef d'équipe sans en avoir le salaire ", décrit-elle. " Ça dégage l'encadrement, qui, poursuit-elle, passe son temps à sortir des graphiques pour chasser le gaspillage et le moindre temps mort. " Son collègue Pascal Busson, entré en 1991 à Airbus et également délégué du personnel CGT, a vu la situation se détériorer dans son atelier. " L'activité de chaque machine et de chaque opérateur est affichée et tout est chronométré, quels que soient les éventuels problèmes techniques ou d'approvisionnement ", observe-t-il. La suppression des déplacements considérés comme inutiles s'est traduite, selon lui, " par une perte de liberté et par l'accroissement du temps consacré aux gestes répétitifs sur le poste de travail ".

Xavier Dahéon, délégué syndical central CGC, a, de son côté, un point de vue plus nuancé. " La démarche améliore les conditions de travail, la prévention des risques et la productivité, ce qui est positif ", dit-il. Avant d'alerter : " Des risques existent avec la suppression des temps de respiration non compensée par des pauses et avec des effectifs de structure non dimensionnés pour répondre efficacement et rapidement aux aspirations des opérateurs. " Dans leurs questions, des délégués du personnel CGT, FO et CGC s'inquiètent de certains effets de l'organisation lean. L'une demande de revoir l'organisation pour enrayer la concurrence entre salariés, " délétère " pour eux-mêmes et pour l'entreprise. Une autre veut des mesures pour recréer le " travailler ensemble " et mettre fin aux souffrances. Une troisième émet le souhait d'une démarche d'évaluation et de prévention du stress. Une quatrième réclame la prise en compte du stress et de la souffrance au travail...

Bilan contesté sur la santé au travail

A ces demandes, la direction répond qu'elle a élaboré une enquête sur les conditions de travail et créé des groupes d'échanges. Le responsable des relations sociales signale qu'" une commission prévention du stress a été mise en place début 2011 avec des représentants des syndicats, mais n'a encore fait aucune proposition ". Et il met en avant la présence d'un psychologue et d'un kinésithérapeute ainsi que l'existence de stages " gestes et postures " ou d'initiation à l'étirement, à la diététique, à la prévention des addictions. " Nous avons très peu de maladies professionnelles ", souligne le Dr Corbineau. Le rapport 2010 sur la prévention des risques montre effectivement une baisse des maladies professionnelles - 4 en 2010, contre 6 en 2008 -, mais aussi une augmentation des accidents du travail, passés de 79 en 2008 à 94 en 2010. Le document précise enfin, chose assez curieuse, qu'aucun procédé de travail n'est susceptible de provoquer des maladies professionnelles et qu'aucun salarié n'est exposé à des tâches répétitives.

La CGT note pour sa part une multiplication des états dépressifs et des troubles musculo-squelettiques non pris en compte par le médecin du travail. Et elle conteste la validité des chiffres officiels. Le bilan serait pour le moins minoré. Comment ? Pascal Busson confie qu'un collègue a été invité à se déclarer en maladie " normale " après s'être abîmé une main au travail. " Et quand j'ai été arrêté, après m'être écrasé les doigts, on m'a proposé de venir me chercher pour faire des photocopies ", raconte-t-il La direction nie l'existence de telles pratiques. Selon les syndicalistes, le retour des salariés en arrêt maladie s'accompagne également d'un entretien jugé culpabilisant, avec un questionnaire de " re-accueil " mentionnant l'impact de l'absence sur l'organisation, à signer par le salarié et son manager. Personne n'a encore évoqué une éventuelle action contre ces questionnaires, dont l'utilisation pose question.