© NATHANAËL MERGUI / MUTUALITÉ FRANÇAISE
© NATHANAËL MERGUI / MUTUALITÉ FRANÇAISE

Un nouveau modèle de prévention pour les Ehpad

par Elsa Fayner / octobre 2014

Plusieurs établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) ont choisi d'associer leurs salariés à la recherche de solutions de prévention, en partant du travail réel. Une démarche appuyée par la mutuelle Chorum.

Dans le secteur de la dépendance, les conditions de travail sont à la peine. Du fait du vieillissement démographique, les maisons de retraite, dénommées aujourd'hui établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), accueillent de plus en plus de résidents. Plus nombreux, ils ont aussi changé. Encouragés à rester à domicile le plus tard possible, ils arrivent plus âgés, plus dépendants. Pas seulement physiquement : un quart d'entre eux souffrent d'un trouble du comportement et plus d'un tiers d'un syndrome démentiel, dont la maladie d'Alzheimer, selon les chiffres de la direction de la Recherche, des Etudes, de l'Evaluation et des Statistiques (Drees) du ministère de la Santé. Les personnels des Ehpad se trouvent ainsi confrontés à des pathologies psychiques lourdes, alors même qu'ils sont censés favoriser l'autonomie de la personne et tenir compte de sa volonté. Autant de nouvelles contraintes pesant sur leur travail et leur santé, qui s'ajoutent aux charges physiques, aux postures à risque, sans oublier les absences non remplacées, les temps partiels multipliés. Car si les effectifs salariés des Ehpad ont doublé entre 2007 et 2012, cette augmentation ne concerne pas tous les types d'établissements.

Le résultat est déjà perceptible : le taux de licenciements pour inaptitude a augmenté de 60 % en cinq ans dans le secteur "personnes âgées", selon les chiffres d'Unifaf, le fonds d'assurance formation de la branche. Ils sont presque deux fois plus fréquents que dans l'ensemble de la branche sanitaire, sociale et médico-sociale privée à but non lucratif. Il en est de même des accidents du travail, en hausse : 11,4 accidents pour 1 000 salariés, contre 7,8 en moyenne dans la branche, et 33 jours d'absence par victime, contre 25. Un établissement sur deux connaît de grandes difficultés à recruter aujourd'hui. Sachant que près de la moitié des salariés - en CDI - a atteint l'âge de 45 ans. De quoi inciter les Ehpad à s'engager dans la prévention des risques professionnels.

Pas de solutions clés en main

Sollicitée sur le sujet par plusieurs structures, la mutuelle Chorum, dédiée aux professionnels de l'économie sociale et solidaire, a mené un travail de terrain et de formation auprès des établissements, rédigé un guide et organisé une journée en juin pour débattre de la question. Une demi-douzaine d'Ehpad sont venus témoigner, montrant qu'il était possible, en partant du travail réellement effectué par les salariés, de trouver des marges de manoeuvre pour améliorer leurs conditions d'activité. Avec un enseignement : une telle démarche nécessite de considérer la situation propre à chaque établissement plutôt que d'appliquer des modèles clés en main.

L'Ehpad de Beaune (Côte-d'Or) est ainsi parti d'un problème concret : 557 jours d'arrêt pour 21 accidents du travail en 2011. A la direction, Isabelle Marpeau a monté un comité de pilotage, avec des représentants des différents services, des délégués du personnel, des membres de la direction, en collaboration avec la médecine du travail. L'équipe a décidé d'analyser certains postes en filmant les situations de travail. Une aide-soignante, qui avait suivi une formation de formateur en prévention des risques liés à l'activité physique, a été sollicitée. "Les vidéos ont été restituées aux équipes concernées. Des ateliers pratiques ont été organisés pour trouver ensemble des idées", explique Isabelle Marpeau. Le travail en cuisine a été décortiqué. La direction a découvert que les personnels déplaçaient 200 kilos de vaisselle en deux heures. Des solutions ont été recherchées, "avec des torchons pour faire glisser, des trucs tout bêtes pour tirer, à la bonne hauteur", précise Isabelle Marpeau. Résultat : en 2013, l'Ehpad de Beaune a recensé 142 jours d'arrêt pour 8 accidents du travail. Sans débourser un centime.

A Irigny (Rhône), la résidence Dorothée-Petit a investi 4 000 euros dans une démarche de prévention. Les salariés ont fait remonter, de manière informelle, les difficultés. Un groupe de travail a été constitué, composé d'une infirmière, d'une aide-soignante, d'un agent de service, du médecin du travail, d'une infirmière coordinatrice et du directeur. Les dix premiers risques énumérés ont fait l'objet d'une réunion. Il a été vérifié le mois suivant qu'ils avaient été traités, pour faire place aux suivants. Des draps de transfert ont ainsi été testés, mais le personnel a préféré revenir à une manipulation à deux. Des réorganisations ont été effectuées pour que ce soit possible à certains moments de la journée. Les résidents qui avaient trop meublé leur chambre - il était devenu difficile d'y circuler - ont été sollicités pour mieux les aménager.

Une prise de conscience partagée

La formule n'est évidemment pas magique. Et les solutions ne sont pas révolutionnaires. Mais elles permettent d'avancer "par petits pas, d'une façon efficace et concrète", comme le préconise Gilles Jaillard, directeur de la résidence. La démarche favorise l'instauration d'un autre climat dans l'établissement, propice à d'autres changements. "Quand nous avons commencé, les directions avaient une vision très mécanique de la santé au travail : une cause, un effet, la cause résidant souvent dans un problème de matériel. Aujourd'hui, elles perçoivent qu'en jouant sur des aspects qui leur paraissent éloignés, elles vont toucher à la santé au travail", constate Emmanuelle Paradis, qui a coordonné le projet chez Chorum. Toujours selon elle, les représentants des salariés, de leur côté, avaient "du mal à prendre du recul, à théoriser sur ce qu'ils faisaient tous les jours. Ils avaient l'impression qu'apporter leur propre expérience, celle du matin même, n'avait pas de valeur. Des deux côtés a émergé la conscience qu'une expérience individuelle pouvait être un point de départ pour travailler". "Les gens pensaient que leurs difficultés ne nous intéressaient pas, confirme Isabelle Marpeau. Maintenant, ils viennent en parler quand il y a eu un problème, pour qu'on cherche une solution, plutôt que de le cacher, ce qui menait souvent à l'arrêt de travail."

Les dangers du travail en 2 x 12 heures à l'hôpital
Elsa Fayner

"Dans les hôpitaux, c'est la grande mode aujourd'hui", constate Béatrice Barthe. Ergonome, elle est de plus en plus contactée par des établissements qui mettent en place des postes de travail de 12 heures d'affilée. Ce mode d'organisation permet de suivre les patients du lever au coucher, quand c'est en journée. Il s'accompagne de périodes de repos ou de récupération plus longues et réduit les temps de transport. Mais pour quels effets sur la santé et la sécurité ?

Comme 0,5 g d'alcool par litre de sang

En mars dernier, l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS), prolongeant le travail de Béatrice Barthe, a publié Organisation du travail en 2 x 12 h : les risques pour la santé et la sécurité des travailleurs, une synthèse d'études nourrie d'échanges entre médecins du travail1 . Premier rappel : une veille de 17 à 19 heures consécutives ralentit autant les fonctions cognitives et le temps de réaction que la consommation de 0,5 g d'alcool par litre de sang. Le risque d'accident du travail augmente de façon exponentielle au bout de la neuvième heure de travail en journée et de la huitième heure la nuit, complète Béatrice Barthe. Enfin, le risque d'erreur augmente à partir de la troisième nuit de travail consécutive.

La "reprise en main" peut également être compliquée. Quand un salarié rentre de quatre, six ou neuf jours de congé, il a besoin qu'un temps lui soit octroyé pour savoir ce qu'il s'est passé. Or ce n'est pas toujours le cas. Tout dépend de l'organisation mise en place dans l'établissement. Par ailleurs, les effets sur la santé - prise de poids, augmentation des conduites addictives et des troubles musculo-squelettiques - dépendent des contraintes sociales et familiales pesant sur les personnes concernées, analyse Béatrice Barthe.

L'INRS formule plusieurs préconisations pour éviter le pire : intégrer les transmissions d'informations dans les temps de travail ; instaurer de vraies pauses permettant le repos plusieurs fois au cours des 12 heures ; supprimer les tâches trop complexes ou travailler en binôme la nuit ; éviter les prises de poste avant 6 heures du matin, etc.

S'il recommande de n'adopter les postes longs qu'en cas d'absolue nécessité, il précise qu'ils sont fortement contre-indiqués en cas de contraintes physiques importantes, de charge mentale soutenue et de présence nécessaire régulière. "A Singapour, les 3 x 8 ont été remplacés par les 2 x 12 en 1983, rappelle Béatrice Barthe. L'expérience a été rapidement abandonnée par de nombreuses entreprises, suite aux plaintes des salariés."

Christophe Thouvard, directeur des Soeurs Augustines, à Versailles (Yvelines), avoue avoir changé lui aussi de point de vue : "Aujourd'hui, quand des salariés posent une question, je laisse un blanc et je leur demande ce qu'ils proposent. Avant, je n'avais pas cette habitude d'échanger avec le groupe." Il a suivi la formation proposée par Chorum, avec une élue du comité d'entreprise (CE) et aide-soignante, Marie-Eve Birrhus. Si celle-ci n'a pas appris grand-chose en matière de risques, elle a pu observer que sa voix portait davantage aujourd'hui : "Je peux conseiller d'utiliser tel appareil, en expliquant que des gens ont réfléchi à cela, que ce n'est pas juste moi."

Reste à savoir si ces démarches peuvent perdurer. Isabelle Marpeau, à Beaune, a eu le sentiment de porter seule le projet. "J'ai mis en place des indicateurs de suivi - absentéisme, arrêts, accidents - et, dès que ça sort des clous, je vais voir le directeur", raconte-t-elle. Certains établissements ont été plus loin dans la formalisation des engagements. L'association La Pierre angulaire, à Caluire-et-Cuire (Rhône), a par exemple profité de l'obligation qu'elle avait de négocier sur la pénibilité pour signer un accord, accompagné d'un guide pratique soumis au CE. Au programme : une meilleure gestion des plannings pour favoriser les roulements sur les étages plus lourds, la formalisation des temps de relève et d'échanges entre les équipes de jour et de nuit, ou encore l'organisation, en l'absence de CHSCT, de deux réunions annuelles avec les délégués du personnel sur la sécurité et la pénibilité.

Contraintes budgétaires

Les Ehpad sont cependant confrontés à d'autres difficultés, notamment un cadre budgétaire de plus en plus contraint : par la convergence tarifaire - il s'agit d'harmoniser la dotation soins des Ehpad - et par les tarifs plafonds. Dans le même temps, les exigences législatives et réglementaires vis-à-vis des établissements évoluent. "Nous n'avons aucune marge de manoeuvre dans les structures comme les nôtres, déplore Isabelle Marpeau. Nous avons un prix de journée relativement bas et nous ne pouvons pas embaucher." Une étude a été menée par le service de santé au travail de Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais) dans sept établissements, à partir d'une analyse ergonomique d'une matinée de travail. Le constat est accablant : pour effectuer les soins d'hygiène et de confort prescrits, il manque entre 30 minutes et 3 heures 15 aux soignants de ces établissements.