"Une victoire à la Pyrrhus pour les victimes d'AZF"

entretien avec Stella Bisseuil, avocate
par Eliane Patriarca / janvier 2018

Seize ans après l'explosion de l'usine AZF de Toulouse, qui avait fait 31 morts et 2 500 blessés, la cour d'appel de Paris a condamné le directeur de l'usine et l'entreprise. Décryptage de Stella Bisseuil, avocate des familles de victimes.

Quelles sont les causes de l'explosion de l'usine AZF de Toulouse, en 2001, selon l'arrêt de la cour d'appel ?

Stella Bisseuil : La cour d'appel a clairement identifié l'enchaînement des faits qui ont conduit à la catastrophe. Le salarié d'un sous-traitant chargé du nettoyage a déposé dans une benne de déchets contenant des produits chimiques un mélange de fonds de sacs et de résidus de balayages dans un hangar de stockage. La rencontre de substances incompatibles - nitrates et dérivés - a provoqué l'explosion quelques minutes après. Le sous-traitant n'avait reçu aucune formation sur les produits chimiques, il n'était pas encadré et ne disposait d'aucune consigne claire. La filiale de Total avait réduit ses effectifs, rétrécit le coeur de métier, embauché des intérimaires et sous-traité de nombreuses tâches.

Pourquoi la bataille judiciaire a-t-elle nécessité trois procès et seize ans de procédure ?

S. B. : Total a tout fait pour que tout le monde s'épuise, y compris nous. Par exemple, ce sont ses enquêteurs "maison" qui ont interrogé les premiers le salarié du sous-traitant. Celui-ci a donné ensuite à la justice une version "encadrée". La multinationale a aussi fait courir la rumeur de deux explosions, évoquant une météorite ou un missile. Elle a exigé une simulation et l'a même financée ! Celle-ci a confirmé ce que disaient les experts, mais Total a quand même contesté les résultats. C'est une stratégie de guérilla : alors que la justice est exsangue et ne peut plus être le vigile de la légalité, eux disposent de moyens énormes, de bataillons d'avocats et d'experts qui peuvent contester jusqu'à l'absurde chaque document, exercer tous les recours. Dès que l'arrêt de la cour d'appel a été rendu, fin octobre, ils ont d'ailleurs déposé un nouveau pourvoi en cassation.

Quels enseignements tirer du procès AZF pour l'exercice de la justice pénale face à la "criminalité industrielle" ?

S. B. : Première observation : le texte de base est la loi Fauchon sur les délits non intentionnels, introduite dans le Code pénal en 2000. Sur le fond, en distinguant auteur direct et auteur indirect, cette loi protège les décideurs au détriment des lampistes. Sur la forme, elle est mal rédigée, ajoute une strate à un empilement de textes, très difficiles à manier pour déterminer la responsabilité et pleins de chausse-trappes pour les magistrats. Il faudrait refondre ces dispositions, repenser la notion de responsabilité industrielle pour rendre les poursuites plus simples et plus cohérentes.

Deuxième observation : j'ai été blessée par le fait que les magistrats n'aient pas accédé à notre demande d'indemnisation des frais de défense des victimes. L'arrêt de la cour d'appel a pourtant reconnu la mauvaise foi de Total et ses rideaux de fumée faisant obstacle à la manifestation de la vérité. Dans ce type de dossiers volumineux exigeant des centaines d'heures de travail, les avocats des grands groupes comme Total sont payés à l'heure, alors que ceux des victimes s'engagent aux côtés de personnes qui n'ont pas les moyens de les payer. Nous avons gagné, mais c'est une victoire à la Pyrrhus. J'en suis à demander l'aide juridictionnelle pour les victimes pour aller en cassation !