© F. Goutille/Prevexpo/Epicène/Inserm U1219/université de Bordeaux
© F. Goutille/Prevexpo/Epicène/Inserm U1219/université de Bordeaux

Des viticulteurs sensibilisés aux dangers des phytosanitaires

par Clotilde de Gastines / octobre 2018

Dans le Bordelais, une formation-action menée par des chercheurs auprès d'exploitants et de salariés viticoles vise à mieux identifier les expositions aux pesticides et les risques qui y sont liés. Et ce, afin qu'ils puissent mieux se protéger. Reportage.

En ce début de mois d'août caniculaire, un drapeau rouge flotte à l'entrée du château Luchey-Halde, à Mérignac (Gironde). Il signale qu'un épandage de pesticides est en cours sur ce domaine viticole de 23 hectares, situé en limite d'agglomération bordelaise. Pour ce onzième traitement depuis le printemps, le tractoriste pulvérise du sulfate de cuivre, de l'huile essentielle d'orange douce et de l'oxyde cuivreux sous l'oeil de plusieurs caméras, dont une placée dans sa cabine. "Il joue le jeu parce qu'il souhaite savoir si son matériel est bien étanche et le protège des émanations", explique Mélanie Lou, responsable qualité, hygiène, sécurité et environnement (QHSE) de ce domaine, qui appartient à l'école Bordeaux Sciences Agro.

 

Repère: Viticulture et pesticides

La viticulture en France comprend 49 000 exploitations, soit 800 000 hectares (dont seulement 1,4 % en bio). Alors qu'elles ne représentent que 3,7 % de la surface agricole utile, ces exploitations reçoivent 20 % des pesticides, avec en moyenne 20 traitements par an, dont 80 % de fongicides (antimildiou), selon les services statistiques du ministère de l'Agriculture (Agreste 2015).

Le domaine de Luchey-Halde et neuf autres exploitations girondines participent depuis deux ans à une formation-action menée par des chercheurs de l'université de Bordeaux. Financé à hauteur de 250 000 euros par la région Nouvelle-Aquitaine, et dans le cadre du plan Ecophyto, ce projet baptisé "Prevexpo" (pour "Prévenir les risques ensemble en milieu viticole à partir des conditions réelles des expositions chimiques") vise à rendre les viticulteurs, leurs salariés et leurs familles acteurs de leur santé au travail. L'équipe de recherche analyse leur activité, questionne les croyances partagées sur les produits phytosanitaires et applique des techniques d'éducation populaire en vue de sensibiliser les participants sur les expositions.

 

Un nouveau jeu : le "Trivial Phyto"

En 2017, 50 personnes ont participé à des ateliers et des débats, notamment avec l'association Phyto-Victimes. Pendant cette phase de sensibilisation, un jeu de société a été créé, sur le principe du Trivial Pursuit. Ce "Trivial Phyto", conçu par l'anthropologue Ella Bordai, permet au joueur de tester ses connaissances sur l'histoire de la vigne et des produits phytosanitaires utilisés ainsi que sur la réglementation. Et, au final, de s'interroger sur son parcours personnel en termes d'exposition. Les pesticides antimildiou les plus courants, comme Slogan, Forum Top ou Revoluxio, font l'objet d'une fiche toxicologique détaillée, plus accessible que l'index phytosanitaire Acta, pourtant destiné aux professionnels. Trois des treize molécules fongicides et antiparasites utilisées à Luchey-Halde figurent ainsi dans le jeu : la metrafénone, classée cancérogène possible, ainsi que le diméthomorphe et l'amectotradine, à la reprotoxicité probable.

Le projet s'accompagne d'un volet plus ergonomique, comportant une analyse des situations d'exposition par vidéo et des mesures. "Les viticulteurs nous ont demandé de mesurer la présence des molécules dans l'air ambiant pour définir le taux de contamination de leurs environnements professionnels et domestiques par contact, inhalation ou aspiration", précise Fabienne Goutille, l'ergonome du laboratoire Epicène (université de Bordeaux) qui coordonne la formation-action. A Luchey-Halde, la responsable QHSE a ainsi été formée pour réaliser des prélèvements lors des épandages. Mélanie Lou a filmé toutes les opérations, indiqué le nombre de salariés impliqués dans les manipulations, la durée des tâches, les informations météorologiques. Elle a également installé des pompes d'échantillonage d'air à bas débit à divers points de la parcelle traitée. Sur une autre parcelle, éloignée de la zone d'épandage, et a priori hors des effluves, une salariée effeuille la vigne. Sur ses bras, sa tête, son torse, son dos et ses jambes, onze patchs vont mesurer les contaminations cutanées et son niveau d'imprégnation.

Toutes les données recueillies seront traitées par un logiciel qui va les synchroniser et mettre ensuite en regard la métrologie, le type d'activité, les risques encourus et les doses d'exposition en cumulatif. Courant octobre, l'équipe présentera les résultats des mesures effectuées entre juin et août dans les dix exploitations. Leur publication est d'autant plus importante que, cette année, l'utilisation des pesticides a été maximale dans le Bordelais. En effet, le taux astronomique d'humidité de l'air durant tout le printemps a favorisé la prolifération du mildiou. L'intensité des campagnes de traitement a même conduit les fournisseurs de produits phytosanitaires à la rupture de stock. "Ça va me donner une idée de l'impact des phytos sur ma santé et celle de mon entourage", déclare Maxime Mouchot, du domaine Toinet-Lavalade, qui participe à l'expérimentation. Le viticulteur a drastiquement diminué l'usage des phytosanitaires, si bien qu'il a perdu quasiment toute sa récolte cette année. "Les bidons sont bardés de codes, mais je ne sais pas trop à quoi ils correspondent, témoigne-t-il. Il a fallu que le toxicologue Sylvain Ilboudo me détaille les effets des molécules pour que je prenne vraiment conscience du risque."

 

Changer de modèle ?

"La santé de la vigne passe le plus souvent avant la santé humaine, sauf si les viticulteurs eux-mêmes sont un jour victimes, ou leurs enfants", regrette Fabienne Goutille. Cet état de fait persiste malgré le coût des pesticides (en moyenne 402 euros par an pour un hectare), les inquiétudes liées à la santé au travail et environnementale, la pression des riverains et celle des médias. Aujourd'hui, l'Etat et la région encouragent néanmoins les viticulteurs et leurs représentants, dont le puissant Conseil interprofessionnel du vin de Bordeaux (CIVB) - 6 300 vignerons, 65 appellations et 769 millions de bouteilles par an -, à changer de modèle. "Il est important de montrer qu'on ne peut tout simplement plus travailler avec les pesticides de synthèse, confirme Dominique Techer, représentant de la Confédération paysanne. Mais vous pouvez préconiser toutes les bonnes pratiques du monde aux exploitations qui utilisent des produits cancérogènes, elles n'ont ni les marges de sécurité nécessaires pour gérer les incidents, ni la capacité financière pour envisager la conversion vers le bio."

A travers la formation-action, menée avec les exploitants et leurs salariés, les chercheurs veulent adapter les messages de prévention. "Nous rappelons aux viticulteurs qu'ils font un travail de chimistes, sans être dans des conditions de laboratoire", pointe Fabienne Goutille, qui suggère de mettre des colorants dans les produits pour les rendre visibles. "Le monde agricole évolue vite et, pour faire changer les points de vue et les pratiques, la pédagogie est essentielle", appuie Véronique Camus, viticultrice sur le domaine Tout l'y Faut et participante au projet. Formée en ergonomie, pour améliorer sa pratique et accompagner sa quinzaine de salariés saisonniers, elle rappelle que les agriculteurs se sentent souvent seuls et démunis : "On perd beaucoup de nos collègues, à cause des risques psychosociaux, des troubles musculo-squelettiques ou d'autres maladies. Une formation-action de ce type a l'avantage de prendre plein de précautions, d'aller dans le bon sens des pratiques et de respecter la diversité des territoires."

En décembre prochain, le dispositif sera décliné en Charente-Maritime, par l'intermédiaire de l'association Phyto-Victimes, et diffusé en région Nouvelle-Aquitaine grâce à différents syndicats agricoles, pour tenter d'assurer la qualité de la cuvée 2019.