Médecine : le stress, un phénomène biochimique

par Philippe Davezies enseignant-chercheur en médecine et santé au travail à l'université Claude-Bernard Lyon 1 / octobre 2008

Si le stress fait aujourd'hui figure de phénomène social et est abordé comme tel, on ne saurait oublier qu'il constitue une réaction biochimique. Connaître les mécanismes physiques en jeu permet de mieux appréhender la souffrance au travail.

Le stress au travail fait aujourd'hui l'objet d'un débat public sans que la signification de ce terme soit clairement perçue. La notion de stress est avant toute chose une notion biologique. Elle vise à rendre compte des réponses de l'organisme en présence d'une menace ou d'une agression. Elle renseigne aussi sur la façon dont les défenses psychiques ou les réactions comportementales modifient le scénario standard de la réaction de stress. La connaissance de ces phénomènes est nécessaire pour la prise en charge des problèmes de souffrance au travail.

 

Le cortisol, apaisant ou toxique

Lorsqu'il perçoit une menace, l'organisme active instantanément l'hypothalamus, une structure du cerveau qui joue un rôle central dans les régulations biologiques (voir schéma ci-contre). La réaction de stress mobilise alors deux systèmes distincts : d'une part, le système nerveux sympathique et la médullosurrénale, responsables de la "montée d'adrénaline" ; d'autre part, l'axe corticotrope (hypothalamus-hypophyse-corticosurrénale), qui augmente la sécrétion de cortisol.

Sous l'action de l'adrénaline et de la noradrénaline (catécholamines), la fréquence cardiaque s'accélère, la ventilation pulmonaire s'approfondit, des globules rouges sont libérés dans la circulation par la rate, le foie accroît la production de glucose, des modifications du tonus vasculaire orientent le sang préférentiellement vers les muscles et le cerveau. Ces modifications développent brutalement les capacités de réaction de l'organisme. Il s'agit cependant d'un régime de fonctionnement coûteux, qui ne peut pas se maintenir longtemps. Rapidement, les réserves énergétiques directement mobilisables font défaut. La prolongation de la réaction implique le soutien de l'axe corticotrope.

L'hypothalamus a d'emblée réagi en augmentant la sécrétion de CRH (l'hormone de libération du cortisol), mais il faut plusieurs heures pour que la glande corticosurrénale réponde en augmentant le taux de cortisol. Celui-ci permet alors de retrouver un apport d'éléments énergétiques directement utilisables. Il a aussi un effet modérateur sur la réaction de stress. Dans ces conditions, si la situation a pu être maîtrisée, si la menace a disparu, tout rentre dans l'ordre sous l'effet apaisant du cortisol.

 

Cette cascade de réactions biologiques apparaît bien adaptée à la situation dans laquelle il s'agissait de combattre ou de fuir. Les situations sont différentes dans la société actuelle. L'être humain présente une sensibilité particulière au stress psychosocial. Son organisme réagit aux difficultés relationnelles en déclenchant les mêmes réponses biologiques que lorsqu'il s'agissait de faire face à un prédateur. Seulement, dans ce cas, le problème ne se règle plus dans l'instant ; l'activation de l'organisme tend à perdurer. Or les effets du cortisol, bénéfiques en situation de stress aigu, s'avèrent pathogènes lorsque le stress devient chronique. En effet, le cortisol est responsable d'une augmentation de la dégradation des protéines : pour produire des substrats énergétiques, l'organisme ne puise plus seulement dans ses réserves, il attaque ses propres structures. Par ailleurs, cette production de composants énergétiques se traduit par une augmentation du glucose, des triglycérides et du cholestérol sanguin, ce qui accroît le risque d'athérosclérose. Ces phénomènes sont en particulier à l'origine des maladies cardiovasculaires dues au stress. Le cortisol a aussi un effet sur les capacités immunitaires, mais les conséquences pathologiques en sont discutées.

Pour pallier les effets négatifs d'une sécrétion excessive et prolongée de cortisol, l'organisme dispose d'un mécanisme de régulation. Lorsque le cortisol est élevé, l'hippocampe - une structure du lobe temporal du cerveau - freine l'hypothalamus. La sécrétion de CRH diminue, ce qui réduit celle de cortisol. Or, en situation de stress chronique, l'élévation du cortisol a un effet toxique sur l'hippocampe. Celui-ci perd sa capacité à freiner l'hypothalamus. L'activation de l'axe corticotrope tend à se pérenniser. Le cortisol reste élevé, de même que la CRH, qui manifeste alors son pouvoir anxiogène et dépresseur.

Mais l'hippocampe n'a pas seulement cette fonction de freination de l'axe corticotrope. Il joue un rôle central dans la formation de la mémoire épisodique, c'est-à-dire la mémoire des événements vécus, par opposition à la mémoire sémantique, qui concerne les connaissances générales acquises par ouï-dire et qui mobilise d'autres structures nerveuses. L'effet toxique du cortisol sur l'hippocampe se manifeste donc aussi par une dégradation de la mémoire et des capacités d'apprentissage.

 

En résumé, les principaux effets de la situation de stress chronique sont l'anxiété et la dépression, l'apparition de pathologies somatiques, en particulier cardiovasculaires, et la dégradation des capacités d'apprentissage.

Ce schéma peut cependant être modifié sous l'effet de la mobilisation des défenses psychiques. Depuis les années 1950, des cliniciens ont constaté que certains individus placés en situation de stress présentaient des taux de cortisol bas. Ces personnes utilisaient des stratégies de défense contre la souffrance marquées par la mise à distance, le désengagement, la répression, le déni. En revanche, les individus qui manifestaient une participation émotionnelle active montraient des niveaux élevés de cortisol. Ce phénomène a, par exemple, été mis en évidence chez des malades en attente de chirurgie cardiaque, chez des parents d'enfants leucémiques ou chez les militaires américains au Viêtnam. Il signale l'existence d'un mécanisme de réduction du cortisol en lien avec les défenses psychiques.

 

De coûteuses stratégies de défense

Dans la mesure où les pathologies du stress sont classiquement attribuées à l'excès de cortisol, il est tentant de considérer sa réduction par le contrôle des émotions comme un phénomène positif. En réalité, ce n'est pas le cas. Les personnes qui, en situation difficile, verbalisent peu la souffrance psychique présentent une sensibilité particulière aux affections physiques. On parle alors de "personnalité psychosomatique" ou d'"alexithymie", ce qui signifie "absence de mots pour exprimer les émotions". Au niveau biologique, cela se traduit par un déséquilibre entre les deux branches de la réponse au stress, avec un cortisol bas en regard d'une hyperactivité sympathique. Le caractère stressant de la situation est bien perçu, mais la mobilisation des défenses psychiques perturbe la réponse biologique et favorise l'apparition de maladies somatiques.

Des éléments éclairant les mécanismes en cause ont été apportés par les recherches sur les militaires souffrant d'états de stress post-traumatique après la guerre du Viêtnam. Là encore, ces patients présentaient un taux de cortisol bas associé à un contrôle des réactions émotionnelles. Or il est apparu que ce niveau bas du cortisol existait antérieurement à l'événement traumatisant. Le cortisol joue un rôle dans la mise en mémoire des événements. C'est son faible niveau qui fragiliserait dans une situation potentiellement traumatique, en ne tempérant pas la réaction de stress et en perturbant son intégration en mémoire. L'événement n'a pas été pleinement vécu, et c'est ce qui lui confère son caractère traumatique.

Surtout, il a été montré que ces patients présentaient des taux élevés de CRH. Or la CRH n'a pas seulement un effet anxiogène et dépresseur, elle stimule les processus inflammatoires. Lorsque la souffrance est exprimée, le cortisol est élevé, et son action anti-inflammatoire modère l'activation de l'inflammation par la CRH. En revanche, en cas de répression de l'expression émotionnelle, la coexistence d'un cortisol bas et d'une CRH élevée est à l'origine d'une augmentation des phénomènes inflammatoires impliqués aussi bien dans les douleurs chroniques que dans l'athérosclérose.

Ces éléments permettent d'expliquer les différences sociales dans les manifestations du stress professionnel. Dans les situations où les salariés bénéficient d'une autonomie, le stress professionnel entraîne le plus souvent une expression de souffrance psychique dans le registre anxiodépressif. En revanche, dans les activités de production organisées sur le modèle taylorien, tenir son poste implique un travail de répression psychique. Les ouvriers spécialisés expriment peu leur souffrance ; elle se manifeste plutôt sur un mode somatique. Le mode de fonctionnement psychique imposé par la situation de travail augmente donc, par un mécanisme biologique, les phénomènes douloureux et inflammatoires et favorise alors la survenue de troubles musculo-squelettiques.

 

Développer le pouvoir d'agir

A l'inverse, les effets négatifs d'une situation stressante peuvent être réduits ou même annulés si le sujet peut rester dans une position active. L'expérience principale, en la matière, a été réalisée par Jay Weiss dans les années 1970. Dans cette expérience, les rats sont attachés et reçoivent des chocs électriques dans la queue (voir schéma ci-contre). L'un des animaux peut bloquer les chocs en actionnant une roue placée devant lui. Il apprend rapidement à le faire, d'autant plus que le choc est associé à un signal sonore et qu'il est donc informé lorsqu'il a réussi à en bloquer un. De cette façon, il interrompt aussi les chocs pour son voisin, qui lui ne dispose pas de cette possibilité de contrôle. A l'inverse, lorsqu'il laisse passer un choc, l'un et l'autre le reçoivent. Au final, les deux animaux sont placés dans un contexte identique et ils reçoivent le même nombre de chocs électriques. Un seul élément les différencie : l'un exerce un contrôle sur la situation, l'autre est en quelque sorte placé dans la situation du passager avant d'une automobile. Les effets sur eux sont cependant extrêmement différents. Alors que le premier se trouve dans le même état que le rat témoin qui n'est soumis à aucun choc électrique, le deuxième, qui subit la situation, présente des ulcérations gastriques et toute une série de manifestations comportementales dans le registre de l'anxiété et de la dépression.

L'expérience de Weiss révèle un élément très important : les conditions objectives ne permettent pas de rendre compte de la survenue des pathologies du stress. Le fait de pouvoir rester dans une position active, de disposer d'un contrôle - même partiel, puisque le rat ne parvient pas à bloquer tous les chocs -, constitue un facteur majeur de préservation de la santé. En revanche, une amélioration partielle de la situation n'a pas d'effet bénéfique si le sujet a le sentiment de n'être pour rien dans cette amélioration.

Ces éléments biologiques mettent l'accent sur une question centrale en matière de santé au travail : celle de la préservation et du développement du pouvoir d'agir. La perte de la capacité à agir sur la situation, caractéristique du stress chronique et de la dépression, se traduit en particulier par une dégradation de la capacité d'analyse du sujet. Les discours qu'il tient ne rendent que très imparfaitement compte de son histoire et de sa situation. Son expression est plus orientée vers les considérations générales que vers les souvenirs spécifiques. Cette tendance à la "surgénéralisation" contribue à entretenir la dépression en orientant vers des modes de pensée et d'expression de plus en plus indépendants des événements vécus. Elle témoigne d'une perturbation de la mémoire biographique, probablement en lien avec les altérations au niveau de l'hippocampe.

 

Stress : ce qu'il faut retenir
  • En situation de stress chronique, la sécrétion excessive et prolongée de cortisol est responsable de l'apparition de manifestations pathologiques, au premier rang desquelles figurent les troubles anxieux dépressifs, les maladies cardiovasculaires et la dégradation des capacités d'apprentissage.
  • Il en va différemment lorsque l'individu exposé à la situation stressante réprime ses émotions et n'exprime pas sa souffrance - lorsqu'il a, comme on dit, appris à "prendre sur soi". Dans ce cas, le corps déclenche bien des réactions de stress, mais le cortisol reste bas : la réponse est déséquilibrée. La souffrance s'exprime alors par des phénomènes douloureux et des maladies du corps, dont les troubles musculo-squelettiques. Ce mode de réaction perturbe l'intégration des événements traumatisants et favorise la survenue d'états de stress post-traumatiques.
  • Enfin, la possibilité de garder un contrôle, même partiel, sur la situation fait reculer les pathologies du stress. En revanche, une amélioration partielle n'a pas d'effet bénéfique si la victime a le sentiment de n'y être pour rien. L'attente inquiète liée à l'absence de pouvoir d'agir a valeur de stress chronique.

Cette incapacité du salarié en difficulté à renouer les fils de son histoire constitue une menace pour sa santé. Il ne s'agit donc pas de l'accompagner dans ses discours généraux, mais de l'aider à reconquérir une capacité d'analyse des événements qu'il a traversés. Cela suppose de revenir avec lui sur les événements précis, c'est-à-dire localisables en temps et en lieu, de façon à réamorcer le processus d'élaboration du récit et à l'aider à renouer les fils de sa mémoire biographique.

Une telle analyse est rapidement riche d'enseignements sur les difficultés, dilemmes et impasses de l'organisation du travail. Elle contribue à la reconquête des capacités de pensée, de débat et d'action au niveau individuel mais aussi collectif.

En savoir plus
  • "Stress, pouvoir d'agir et santé mentale", par Philippe Davezies, Archives des maladies professionnelles et de l'environnement, vol.69-2, mai 2008 (spécial "30e Congrès national de médecine et santé au travail"), éd. Elsevier-Masson. Ce texte est également disponible sur le site anglophone www.sciencedirect.com(accèspayant)