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« Des plans sociaux dénués de sens »

entretien avec Stéphane Brizé, cinéaste
par Corinne Renou-Nativel / 24 février 2022

Dans Un autre monde, le réalisateur Stéphane Brizé met en scène le directeur d’un site industriel, appartenant à un groupe international prospère, qui doit mettre en œuvre un énième plan de réduction des effectifs. Au détriment de ses valeurs, de sa santé et de sa vie familiale.

Dans ce long-métrage, vous vous penchez sur la souffrance des dirigeants. Pourquoi ?
Stéphane Brizé : Elle est peu évoquée parce qu’il est compliqué de rendre compte des problématiques de celui qui fait subir et qui subit. Mais cette souffrance témoigne d’un problème systémique et permet de dépasser l’opposition de classes et de fonctions au sein des entreprises. Mon propos n’est pas d’instruire un discours à charge contre ces dernières, mais de regarder les dysfonctionnements dans celles qui jouent le jeu de la Bourse, en diminuant leurs coûts pour optimiser la valeur de l’action.
Les cadres supérieurs portent l’injonction de ces plans d’économies et de réduction des personnels. Face à une perte de sens, leur souffrance se traduit par des burn-out, des décompensations, mais aussi des difficultés dans la vie privée. Comme le montre Un autre monde, leurs familles sont impactées parce qu’ils y emportent leurs problèmes et leurs angoisses. 90 % des cadres que j’ai rencontrés pour préparer ce film ont divorcé - un événement qui participe à décaler le point de vue, à revoir la hiérarchie des priorités et à éclairer différemment les situations professionnelles.

Votre film montre qu’au-delà des licenciements se joue également la santé des salariés qui resteront…
S.B. : Plan social après plan social, on arrive à un point de rupture du bon fonctionnement de l’entreprise pour les ouvriers comme les cadres. Ces derniers, chargés de mettre en œuvre des solutions, n’en trouvent pas et s’écroulent. Pour produire autant ou même plus avec moins de personnes, on tire sur les organismes. Dans les ateliers, les pauses n’étant plus adaptées aux cadences, des ouvriers s’octroient parfois quelques minutes supplémentaires, quitte à bloquer le système de sécurité des machines pour rattraper ce temps. Et se mettent par conséquent en danger.

Un autre monde vient après La loi du marché (2015) sur un vigile de supermarché et En guerre (2018) sur le combat d’un syndicaliste contre un plan social. Comment vous êtes-vous documenté ?
S.B. : Chaque film découle du précédent. Les acteurs non-professionnels avec lesquels je travaille témoignent de situations où je puise la matière de mes scénarios. Sur le tournage d’En guerre, des cadres m’ont expliqué mettre en place des plans sociaux dénués de sens pour eux. J’ai complété cette matière recueillie avec mon coscénariste Olivier Gorce par des livres de sociologie et de psychanalyse, comme ceux de Marie-Anne Dujarier et de Christophe Dejours. De manière très opportune, je construis des fictions en me nourrissant d’histoires réelles qui « ont » bien plus d’imagination que moi.
Il est hyper important à mes yeux que le film ne soit pas déconnecté du réel. Je suis surpris par les commentaires et la liberté de parole des cadres qui s’expriment sur LinkedIn à son propos. Il n’est pas facile pour eux de parler de souffrance car c’est dire une fragilité que l’entreprise déteste. Beaucoup de femmes et d’hommes se sont construits dans une certaine idée de la force, du courage, de la compétitivité et de la productivité. Mais quand ces injonctions n’ont plus de signification, ils s’effondrent, en pensant que le problème vient d’eux et de leur incapacité à réussir ce qu’ils avaient pourtant réussi auparavant et dont on les avait félicités.

Avez-vous déjà en tête un autre projet sur le monde du travail ?
S.B. : Un cycle se clôt, mais il y aura certainement d’autres films sur le fonctionnement des services publics. La santé, l’éducation et la justice, les trois piliers fondamentaux de la société, sont très largement impactés par cette pensée organisationnelle libérale bâtie autour de la rationalisation des dépenses et des coûts. Il ne s’agit pas de jeter l’argent par les fenêtres, mais de donner des moyens justes à ces services publics. Quand ces derniers ne fonctionnent plus, ce sont les citoyens les plus modestes qui en pâtissent.

Le travail s’invite au cinéma en mars

L’actualité des salles obscures fait la part belle à la santé au travail en ce début d’année.
Le 2 mars, on retrouve à l’affiche Rien à foutre, un film d’Emmanuel Marre et Julie Lecoustre, qui raconte l’histoire d’une hôtesse de l’air navigant sur une compagnie low-cost (Adèle Exarchopoulos), menant une vie sans attache, entre les vols et les fêtes sans lendemain. Jusqu’à ce que ses conditions de travail se dégradent encore plus, faisant perdre pied à la jeune femme… Une plongée sans concession dans le monde des travailleurs du ciel.
Le 9 mars sort Goliath, réalisé par Frédéric Tellier, qui entrecroise les histoires d’un avocat en droit environnemental, d’une activiste et d’un lobbyiste de l’agrochimie. Le film débute par la demande de reconnaissance en maladie professionnelle d’une agricultrice atteinte d’un cancer, dont la démarche échoue au tribunal. Il empoigne les combats pour l’interdiction des pesticides, la disqualification des rapports scientifiques indépendants, etc. Avec Pierre Niney, Gilles Lellouche et Emmanuel Bercot.