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Les syndicats au défi de la souffrance mentale

par Alexia Eychenne / 09 février 2023

Du niveau local au confédéral, la plupart des organisations de salariés s'emparent des questions de souffrance au travail, mais avec des outils et des stratégies parfois divergentes. Telles sont les observations tirées d’une enquête inédite, menée par deux sociologues.

Comment les syndicalistes se forment-ils aux enjeux de la santé mentale au travail ? Et quel rôle jouent-ils en la matière ? C'est à ces questions qu'ont tenté de répondre Lucie Goussard, sociologue à l'université d’Évry Paris-Saclay, et Sabine Fortino, sociologue à Paris-Nanterre. Entre 2020 et 2022, les chercheuses ont mené une enquête qualitative auprès de 75 militants en charge de la santé au travail et/ou de la formation à la CGT, à la CFDT, à la CFE-CGC, à la CFTC, au Snes-FSU, à l'Unsa et chez Solidaires. De cette enquête, elles ont présenté les premières constations lors du colloque « Syndicalismes et santé au travail au temps des réformes néolibérales », organisé par l'Institut d'études avancées (IEA) de Paris, les 2 et 3 février dernier.
« La plupart des militants s'équipent en théories et en outils conceptuels en suivant les productions scientifiques et en se formant en psychologie du travail, en clinique de l'activité, en ergonomie, en ergologie ou plus rarement en sociologie », observe Lucie Goussard. Les travaux de Christophe Dejours, Danièle Linhart ou d'Yves Clot font largement consensus. Certains syndicalistes interrogés décrivent leur lecture comme « de véritables révélations ».

Eviter la posture de sachant

« Des organisations comme la CFDT et l'Unsa accordent une place plus secondaire aux savoirs scientifiques, nuance toutefois la chercheuse. D'autres, comme Solidaires, insistent sur le fait qu'ils ne doivent jamais être placés au-dessus des enjeux militants et politiques. » Nombre d'organisations manifestent la même volonté d'indépendance vis-à-vis des experts ou consultants qu'ils sollicitent pour explorer les liens entre travail et santé mentale des salariés. « Le fait de [leur] déléguer ces questions comporte, selon les militants, le risque de se couper de la base, des réalités du terrain ou de la capacité à produire une pensée sur le travail et son organisation », précise Lucie Goussard.
La plupart des confédérations cherchent donc à produire leurs propres enquêtes : baromètre du stress à la CFE-CGC, chantier « Agir sur le travail » à la CFDT, recherche-action sur les risques psychosociaux dans l'industrie automobile conduite par la CGT... Outre collecter des données sur la santé mentale, cette démarche de terrain permet de renforcer les liens avec les salariés. « A la CGT, les tenants de cette approche insistent sur le fait que les militants ne doivent plus aller vers les salariés avec une posture de sachant, mais qu'il convient d'adopter une démarche d'écoute, en partant du principe qu'ils sont les mieux placés pour dire ce qui pose problème », remarque Lucie Goussard. Chez Solidaires, les syndicalistes « apprennent à recueillir la parole des travailleurs, à la synthétiser, puis à faire valider par eux le contenu afin qu'ils restent acteurs de ce qui est dit sur leur travail ».

Une souffrance mentale aux différents noms

Que faire ensuite des informations collectées ? La sociologue Sabine Fortino constate que dans les organisations dites « réformistes » (CFDT, Unsa…), mais aussi, par exemple, à l'Ugict-CGT, les représentants des salariés formés aux enjeux de la santé mentale se sentent surtout plus légitimes pour débattre de ces questions face aux employeurs. Chez les « contestataires » (CGT, FSU…), le but est plutôt de « créer un rapport de force nécessaire pour obtenir des avancées. Si un concept ne sert pas l'action, il sera mis de côté ».
D'où une certaine volatilité dans l'usage des termes : la « souffrance au travail » a disparu du vocabulaire de la CGT ou de la FSU, comme le « stress » à la CFE-CGC… Plus minoritaire, Solidaires a pour stratégie de diffuser les connaissances acquises sur la santé au travail hors des entreprises, « pour prendre l'opinion publique à témoin » ; c’est le rôle de la carte des suicides au travail publiée sur son site internet.
« On ne peut plus dire que les organisations syndicales ne se réapproprient pas les enjeux de santé mentale », assure Sabine Fortino. Mais des débats subsistent en leur sein : « L'idée de partir à la quête du travail réel ne fait pas l'unanimité. A quoi servent les syndicalistes s'ils se conçoivent en chercheurs ? Est-ce qu'ils restent porteurs de la lutte des classes ? Ce sont des questions qui peuvent être très discutées, surtout que ces sujets sont coûteux en moyens et en énergies militantes. » Enfin, conclut la sociologue, « les acquis sont vulnérables face aux conjonctures politiques, économiques et sociales ». Lesquelles mettent en continu à l’agenda d’autres priorités…