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150 salariés d’un sous-traitant hospitalier, intoxiqués, en procès

par Nolwenn Weiler / 02 juin 2023

Cancers, malformations congénitales, problèmes de stérilité… d’anciens salariés de l’entreprise Tétra Médical, spécialisée dans la stérilisation de matériel, ont été surexposés à l’oxyde d’éthylène, un gaz cancérogène. Ils bataillent désormais sur le front judiciaire pour obtenir réparation des atteintes à leur santé.

Va-t-on reconnaître un préjudice d’anxiété pour les salariés de Tétra Médical, qui ont respiré de l’oxyde d’éthylène pendant des dizaines d’années sans savoir qu’il s’agissait d’un produit cancérogène, mutagène et toxique (CMR) ? Réponse le 20 juin prochain au conseil des prud'hommes d’Annonay (Ardèche), où seront examinés les dossiers de près de 150 personnes employées par cette entreprise spécialisée dans la stérilisation de matériel médical, fermée en février 2022. « Beaucoup d’éléments nous laissent penser qu’il y aura une issue positive, explique leur avocat François Lafforgue. L’oxyde d’éthylène est un toxique reconnu depuis de nombreuses années et plusieurs salariées sont atteintes de cancers du sein – dont les liens avec ce produit sont reconnus. De plus, l’information et la protection du personnel était insuffisante. »
Les anciens salariés témoignent de ce défaut de prévention : « Nous avions trois autoclaves [récipient hermétique, NDLR] où était injecté de l’oxyde d’éthylène sous pression, décrit Alain, ancien agent de stérilisation. Pendant vingt ans, on en sorti les palettes de produits (compresses, kits d’accouchements…) dès la fin du cycle de six heures, sans porter de masque. »

Sans masque, ni gants

Même scénario au service « contrôle » où les cartons de matériel stérilisé étaient ouverts pour s’assurer qu’aucun agent pathogène ne subsistait. « On avait un moment de recul car une odeur d’éther et de pommes pourries nous arrivait au visage, évoque Cathy, entrée dans l’entreprise en 1988 et agente de contrôle entre 2006 et 2022. Nous n’avions ni masques, ni gants. Et l’été, nous portions des blouses à manches courtes. » « Quand il fallait réparer les pompes des autoclaves, on était le nez dessus, sans protection, je ne vous dis pas ce qu’on a respiré, sans rien savoir des dangers », retrace Daniel, qui a travaillé vingt-sept ans chez Tétra Médical, comme mécanicien régleur et magasinier. « A ceux et celles qui s’inquiétaient, la direction répondait que l’oxyde d’éthylène est un gaz lourd, qu’il restait par conséquent au niveau du sol et qu’il n’y avait pas de problème », explique Annie Thébaud Mony, directrice de recherche honoraire à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), qui a réalisé une note scientifique sur les dangers de l’oxyde d’éthylène. Ce produit n’est pourtant pas aujourd’hui interdit, juste soumis à des valeurs limites d’exposition.
A l’époque, certains salariés s’interrogent sur le nombre de collègues décédés de cancers, qui leur semble élevé. Mais ils font confiance à leur entreprise. « Ils se croyaient dans un processus de production très sécurisé, car ils travaillaient pour les hôpitaux », remarque Annie Thébaud-Mony. « On se dit qu’on est dans un labo, qu’il n’y a pas de problème, que des contrôles sont faits. On n’est plus au temps des mines », se rappelle Aurélie, ancienne agente de contrôle. Aucun des médecins que le personnel de ce laboratoire consulte, en ville ou au travail, ne les alerte. Alain, qui tousse en permanence sitôt qu’il se rend sur le site, s’entend dire par son généraliste que c’est à cause de la différence de température, car dans les autoclaves il fait 60°C. « En 2015, ma femme qui a travaillé dix-sept ans chez Tétra Médical est morte d’un cancer de l’estomac, dit-il. Elle avait 46 ans. Personne n’a fait de lien avec son travail, alors que je sais aujourd’hui que c’est peut-être bien à cause de l’oxyde d’éthylène qu’elle est tombée malade1 . »

Des taux trop élevés dans le sang

Atteinte d’un cancer du sein, Cathy a toutes les peines du monde à obtenir un certificat initial lui permettant de lancer les démarches pour obtenir une reconnaissance de maladie professionnelle. Quant à Aurélie et Daniel, ils s’entendent dire par des soignants que l’oxyde d’éthylène ne reste pas plus de sept heures dans le sang et que « tout cela, c’est beaucoup de bruit pour rien ».
« Cela », c’est la mobilisation énergique que les ex-salariés de Tétra Médical ont lancé en novembre 2022, suite à la découverte de taux d’oxyde d’éthylène très élevés dans le sang de plusieurs d’entre eux. Enceinte au moment où les prélèvements sanguins ont été faits, Aurélie « commence à stresser » pour son bébé, qui naîtra avec une malformation congénitale. Elle enquête alors parmi ses anciennes collègues et récolte près de vingt témoignages attestant de problèmes de malformations chez des enfants et petits-enfants d’employées de l’entreprise. Il y a aussi de nombreuses fausses couches et problèmes de stérilité. Cathy, de son côté, lance des recherches et découvre beaucoup de gens atteints de cancers. « Certains sont tombés des nues, ils ne savaient pas qu’on pouvait être exposés à des produits dangereux sans être au courant », raconte-elle.

L'employeur attaqué pour faute inexcusable

Deux réunions publiques ont été organisées fin 2022, avec le soutien de l’union locale CGT d’Annonay. « A chaque fois, il y a eu 60 personnes, on sentait un besoin fort de libérer la parole, retrace Guy Rousset, militant cégétiste. C’est vraiment dur ce que vivent ces salariés. D’autant qu’ils se sont déjà pris de plein fouet le licenciement économique de février 2022. » Début 2023, les ex de chez Tétra Médical, après avoir rencontré Annie Thébaud-Mony et François Lafforgue, décident d’entamer une procédure judiciaire : « J’espère que la justice va faire quelque chose pour nous, dit Aurélie. Un peu comme pour les victimes de l’amiante. » Outre les demandes de reconnaissance du préjudice d’anxiété, plusieurs personnes ont entrepris des démarches de reconnaissance en maladie professionnelle.
La victoire de Cathy, sur ce volet, leur donne bon espoir : « J’ai obtenu la reconnaissance pour mon cancer du sein, je compte faire de même pour le cancer de l’utérus que j’ai eu en 2003. J’attaque aussi mon employeur pour faute inexcusable. Des collègues vont me suivre. » Une procédure en réparation du dommage corporel a été lancée devant un tribunal civil, ajoute François Lafforgue, et le procureur du pôle santé publique de Marseille s’est saisi de l’affaire. « On ne veut pas que cela se renouvelle, insiste Alain. On ne veut pas que d’autres boîtes se servent de ce produit. Même si on sait que nous ne sommes sûrement pas seuls. »
Combien d’entreprises sous-traitantes des hôpitaux ont exposé leur personnel à ce produit toxique ou l’y exposent encore ? La mobilisation des ex-salariés de Tétra Médical aidera peut-être à une prise de conscience chez d’autres.

  • 1A ce jour, les études épidémiologiques disponibles ne permettent pas de conclure formellement à une association causale entre l’exposition à l’oxyde d’éthylène et d’autres types de cancers (estomac, cerveau, pancréas). Voir la fiche de l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS) sur l’oxyde d’éthylène.