4es Rencontres de Santé & Travail : la santé au travail comme enjeu démocratique

par Joëlle Maraschin / avril 2012

De l'action des pouvoirs publics au renforcement de la démocratie en entreprise, comment la politique peut-elle contribuer à préserver la santé au travail ? Une question au coeur du débat organisé le 19 janvier.

La santé au travail est une question politique au plein sens du terme, puisqu'elle engage la répartition des savoirs, des pouvoirs mais aussi des droits et des devoirs. C'est sur cette affirmation que Serge Volkoff, directeur du Centre de recherches et d'études sur l'âge et les populations au travail (Créapt), a ouvert les 4es Rencontres de Santé & Travail, qui ont rassemblé le 19 janvier dernier, à Paris, quelque 200 participants pour débattre du thème " La politique peut-elle changer le travail ? ". Les politiques publiques - auxquelles était consacrée la première table ronde - sont nécessaires pour améliorer les conditions de travail et la vie quotidienne de ceux qui ont aujourd'hui la chance d'avoir un emploi. " Les lois en santé au travail, en termes de normes, de contraintes et d'interdictions, sont d'indispensables et précieux garde-fous collectifs, a poursuivi le chercheur. Se pose cependant la question des moyens pour assurer la mise en oeuvre de politiques publiques peu considérées comme électoralement payantes. "

" Un cadre pour débattre avec les usagers "
Elizabeth Labaye professeure d'histoire-géographie, secrétaire nationale du Snes-FSU

" L'organisation du travail dans le secondaire pèse sur la vie syndicale et la mise en place de collectifs au sein desquels les enseignants pourraient s'exprimer sur leur travail. Avec des emplois du temps qui se chevauchent, les collègues n'ont malheureusement même plus le temps de se voir. S'agissant de la démocratie, nous avons la chance de pouvoir travailler avec les représentants des élèves, des parents qui sont d'ailleurs membres du conseil d'administration, ainsi qu'avec des associations partenaires comme la Ligue de l'enseignement. C'est un cadre très important qui nous permet de débattre avec les usagers. "

En dépit du plan de modernisation de l'Inspection du travail en 2006, les moyens alloués à ses services restent ainsi, selon les syndicats, largement insuffisants. " L'Inspection du travail ne dresse des procès-verbaux que pour 2 % des infractions constatées et, qui plus est, plus de 60 % de ces P-V sont classés sans suite ", a déploré Pierre Mériaux, inspecteur du travail et membre du bureau national du Snutef-FSU. Des outils juridiques de l'ordre de l'injonction ont été demandés en vain par les professionnels. " Nous assistons plutôt à une dérégulation massive du droit du travail ", a ajouté le représentant syndical.

" Diplomatie du travail "

Pour Philippe Askenazy, économiste du travail et membre du collectif Les Economistes atterrés, le travail a été trop souvent exclu des problématiques politiques et sociales. Pourtant, il influe sur la santé des personnes et, inversement, la santé des personnes influe sur lui. Les conditions de travail, en particulier les horaires, jouent par exemple sur les capacités des familles à être présentes pour éduquer leurs enfants... L'économiste a appelé de ses voeux la construction d'une " diplomatie du travail " en France mais aussi en Europe. " Pour les produits chimiques, l'Europe est capable de poser des normes, voire d'obtenir l'élimination de l'usage de tel ou tel produit. On ne comprend pas pourquoi il ne pourrait pas y avoir le même type de démarche vis-à-vis d'éléments comme les conditions de travail, les conditions salariales ou le contrat de travail ", a-t-il plaidé.

Pour l'heure, la santé des consommateurs semble davantage préoccuper les politiques que celle des travailleurs. Ainsi, l'usage du bisphénol A a été interdit au niveau européen dans les biberons et cette interdiction a été récemment étendue en France aux contenants alimentaires. " Mais, malgré nos alertes, les travailleurs continuent d'être exposés à ce perturbateur endocrinien ", a regretté André Cicolella, toxicologue et président du Réseau environnement santé. Des crises sanitaires telles que l'affaire de l'amiante ont bouleversé les approches en santé publique et de nouvelles agences scientifiques ont été créées, et ces évolutions ont certes bénéficié à la santé au travail. " Cependant, les changements restent marginaux et ils relèvent avant tout de l'effet d'affichage ", a observé Bernard Cassou, professeur de santé publique. A titre d'exemple, la Conférence nationale de santé (CNS), une instance réunissant les acteurs de la santé et destinée à conseiller les politiques, compte 120 représentants, dont seulement une dizaine pour le champ de la santé au travail. " Les conditions de travail sont toujours aussi peu prises en compte dans les diagnostics de l'état de santé d'une population, l'alcool et le tabac restant les déterminants principaux ", a estimé le spécialiste en santé publique. Pourtant, plusieurs études scientifiques, comme l'enquête Visat (pour " Vieillissement, santé, travail "), ont démontré l'impact des conditions de travail sur la dégradation de l'état de santé. Michel Niezborala, médecin du travail qui s'est intéressé à la pénibilité dans le cadre de l'enquête Visat, a insisté sur l'importance de la formation professionnelle, qui devrait permettre aux salariés les plus exposés de s'extraire de conditions de travail usantes.

Développer le droit d'expression des salariés

Pour les organisations syndicales et de nombreux chercheurs dans le domaine de la santé au travail, la démocratie s'arrête encore trop souvent aux portes de l'entreprise. La démocratie au travail - sujet du second volet des Rencontres - bute sur l'organisation du travail. " L'individualisation du rapport au travail fragilise considérablement la capacité d'expression de l'expérience du travail face aux normes managériales, a prévenu Philippe Davezies, enseignant-chercheur en médecine et santé au travail. Une part importante des questions vives du travail n'est pas mise en débat et elle se manifeste sous la forme de conflits extrêmement individualisés. " Produire une parole qui rende compte de l'activité réelle du travail constitue de fait un enjeu de santé pour le travailleur, mais aussi pour le collectif. Il ne s'agit pas seulement d'expression, mais plutôt d'élaboration. Ainsi, les salariés devraient pouvoir bénéficier d'espaces autonomes qui permettraient de confronter leurs expériences. " La possibilité d'un retour réflexif sur l'activité apparaît comme la condition du développement individuel et collectif, a soutenu le chercheur. A défaut, l'activité et la vie psychique sont vouées à la répétition, au repli et à la désolation. "

" Il n'y a plus de dialogue social "
Dominique Démaret sociologue, consultante au cabinet Futur antérieur

" Je suis préoccupée par le glissement sémantique que je constate dans les entreprises. On évoque aujourd'hui l'organisation du travail, les risques psychosociaux, le stress, mais cela ne veut plus rien dire, car personne ne parle de la même chose. De fait, il n'y a plus de dialogue social, d'échanges et de débats. Cette évolution est redoutable pour les salariés, tant ce vocabulaire entretient un sentiment de perte de sens du travail. Les entreprises reprennent les façons de procéder et les éléments de langage du politique. Dans certaines d'entre elles, tout passe par le service de communication. "

A l'initiative des organisations syndicales, deux grandes expériences de recherche-action ont été menées afin de promouvoir l'expression des salariés. Avec l'appui de chercheurs et du cabinet d'expertise Emergences, la CGT Renault s'était notamment donné pour mission de renouer le lien entre les représentants syndicaux et les salariés. " Dans une logique d'institutionnalisation du syndicalisme favorisée par la direction, les représentants du personnel avaient de plus en plus de mal à porter la parole des salariés autour des enjeux du travail réel ", a expliqué Julien Lusson, chargé de mission chez Emergences. En parlant de leur travail aux organisations syndicales, de ce qu'ils vivaient au quotidien, les salariés ont pu sortir de leur isolement. Et la CGT a, de son côté, pu faire entendre des revendications élaborées avec les travailleurs à partir de l'analyse du travail réel. Une recherche-action interprofessionnelle a également été conduite par la CFDT sur le thème de l'intensification du travail. " L'objectif était de permettre l'exercice de la parole des salariés, trop souvent confisquée, voire dévoyée ", a précisé Laurence Théry, directrice du travail et responsable de l'Association régionale pour l'amélioration des conditions de travail (Aract) Picardie. Cette recherche-action a permis de poser une question essentielle, à savoir comment réhabiliter et protéger le droit d'expression des salariés ? " Le monde du travail est de moins en moins un espace d'émancipation dans lequel se développe la citoyenneté ", a constaté Laurence Théry.

Sortir la santé au travail de son ghetto

Des groupes d'expression censés garantir le droit des salariés " à l'expression directe et collective sur le contenu, les conditions d'exercice et l'organisation de leur travail " avaient été instaurés dans le cadre des lois Auroux de 1982. Mais, comme l'a rappelé Danièle Linhart, sociologue du travail, ces groupes mis en place sans préparation sont progressivement tombés en déshérence en raison de leur incapacité à peser sur le cours des choses. Nombre de syndicalistes proposent aujourd'hui de les relancer. " C'est nécessaire mais très insuffisant ", a commenté Thomas Coutrot, économiste et coprésident d'Attac. Fustigeant le fait que seuls les actionnaires détiennent le pouvoir de décision, il a précisé qu'il fallait revoir la gouvernance dans les entreprises, en instituant par exemple un véritable droit de veto pour les comités d'entreprise. Le travail n'étant pas seulement l'affaire des travailleurs mais aussi de toute la société civile, l'entrée d'intervenants extérieurs au sein des institutions représentatives du personnel devrait permettre, selon lui, un débat sur ce thème au nom de l'intérêt général. Thomas Coutrot a cité les cas de l'industrie du nucléaire et de l'Education nationale. Car dans les entreprises privées comme dans la fonction publique, les directions imposent leurs choix sans tenir compte de l'avis des acteurs de terrain ou des usagers. " Le principe, pour l'Education nationale, est que ce qui vient d'en bas n'a aucun intérêt ", a renchéri Daniel Rallet, de l'Institut de recherches de la FSU. Pétrifiés par un sentiment d'impuissance face à la négation de leurs savoirs, les enseignants sont de plus en plus isolés dans leur souffrance.

" Pouvoir aborder l'organisation du travail "
Antoine Di Ruzza vice-président de la Fédération des mutuelles de France (FMF), ancien syndicaliste dans la métallurgie

" Lorsque les représentants des salariés abordent les questions de santé au travail et de conditions de travail, ils touchent de fait à l'organisation du travail. Or celle-ci est de la responsabilité de l'employeur. Comment faire sauter ce verrou ? Les employeurs refusent, par exemple, de modifier des méthodes de travail responsables de troubles musculo-squelettiques chez les opérateurs : ils préfèrent changer ceux-ci de poste. Certes, on peut noter quelques évolutions, comme le droit de retrait, mais c'est insuffisant. Dès que les représentants des salariés souhaitent aborder l'organisation du travail, cela devient très vite conflictuel avec la direction. "

En conclusion de ces 4es Rencontres, Emmanuel Henry, enseignant-chercheur en science politique à l'Institut d'études politiques de Strasbourg, a fait valoir que les questions de santé au travail, éminemment politiques, devaient être débattues publiquement. " Il faut que la santé au travail sorte de son ghetto, des arènes des spécialistes ou du paritarisme ", a-t-il estimé. C'est donc toute la société qui doit s'approprier ce débat politique autour de la santé au travail, qui ne doit plus être réservé aux seuls " experts " en la matière.

En savoir plus

sur le net

  • Un petit film vidéo réalisé lors des 4es Rencontres est en ligne sur le site de Santé & Travail : www.sante-et-travail.fr

A lire

  • Dossier " La politique peut-elle changer le travail ? ", Santé & Travail n° 77, janvier 2012.