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« 75 % des troubles musculosquelettiques pourraient être déclarés »

entretien avec Annie Touranchet, ancienne médecin inspectrice régionale du travail
par Corinne Renou-Nativel / 21 avril 2023

Publié le 18 avril, le rapport de Santé publique France sur les maladies à caractère professionnel (MCP), en lien avec le travail mais non indemnisées par la Sécu, montre que leur fréquence augmente, notamment pour deux pathologies. Tour d’horizon avec Annie Touranchet, ancienne médecin inspectrice régionale du travail à l’initiative des études menées sur les MCP.

En quoi consiste le programme de surveillance mené par Santé publique France sur les maladies à caractère professionnel (MCP), qui existe depuis 2003 ?
Annie Touranchet :
Il analyse les MCP sur des bases que j’avais mises en place en 1985 dans les Pays de la Loire et en Provence-Alpes-Côte d’Azur. Cette démarche s’appuie sur un réseau de médecins du travail volontaires dans plusieurs régions de France qui signalent, lors des « Quinzaines MCP » qui ont lieu deux fois par an, l’ensemble de ces pathologies, identifiées au cours des visites médicales.

Quels sont les résultats les plus frappants de ce nouveau rapport, portant sur la période 2012-2018 ?
A. T. :
Ce document confirme d’abord que les troubles musculosquelettiques (TMS) restent la première pathologie en lien avec le travail, aussi bien au titre des maladies professionnelles que des MCP, avec plus de 4 % d’hommes et plus de 3 % de femmes qui en déclarent au moins un. Ces TMS augmentent avec l’âge chez les hommes et jusqu’à 55 ans chez les femmes pour lesquelles ils sont en lien avec des facteurs biomécaniques mais aussi relationnels et éthiques. Si les TMS sont moins présents après 55 ans, c’est à cause de l’« effet travailleur sain » : les femmes trop malades ne sont plus dans l’entreprise. Le gradient social est une constante : on souffre davantage de TMS en bas de l’échelle sociale.
Le rapport montre que 75 % des troubles musculosquelettiques auraient pu être déclarés en maladie professionnelle. Cette sous-déclaration est un vrai point d’achoppement : en l’absence de reconnaissance, les droits à la réparation ne sont pas ouverts aux salariés ; les frais médicaux sont pris en charge par la branche maladie de la Sécurité sociale, et non par la branche accident du travail-maladie professionnelle (AT-MP) financée par les employeurs et qui incite alors les entreprises à mettre en place plus d’actions de prévention, comme ce fut le cas pour la surdité.

Qu’est-ce qui explique ces sous-déclarations ?
A. T. :
Les causes sont multifactorielles. Les médecins traitants connaissent mal le processus de reconnaissance en maladie professionnelle. Ces démarches représentent un véritable parcours du combattant pour les salariés au cours duquel l’Assurance maladie ne leur apporte pas de soutien. Enfin beaucoup d’entre eux craignent de perdre leur emploi, en particulier dans les petites entreprises.

Quelles sont les maladies « hors tableaux » les plus fréquentes ?
A. T. :
La souffrance psychique arrive en tête, puis viennent des TMS comme l’arthrose (véritable indicateur de l’usure au travail), ainsi que les pathologies du rachis et de l’épaule qui représentent un handicap au travail avec l’avancée en âge. Il est important de ne pas oublier les cancers qui apparaissent plus tardivement.
La souffrance au travail concerne plus de 6 % des femmes et 2,7 % des hommes. Le gradient social est inversé, avec davantage de souffrance psychique pour les catégories sociales plus aisées. Dans 99 % des cas, les facteurs organisationnels, relationnels et éthiques, sont en cause, en particulier la non-qualité de la relation au travail avec la hiérarchie ou les pairs.

A quelles évolutions peuvent conduire ces résultats ?
A. T. :
Piliers d’un système unique de surveillance des maladies en lien avec l’activité professionnelle s’appuyant sur l’expertise des médecins du travail, ces « Quinzaines MCP » sont des outils essentiels de mise en visibilité : ils doivent continuer à exister, malgré les difficultés de fonctionnement de la santé au travail.
Connaître précisément l’origine des expositions aux TMS et aux souffrances psychiques favorise un dialogue plus constructif avec les employeurs et les préventeurs pour développer la prévention. Les salariés sont toujours un peu honteux d’avoir une maladie professionnelle. Montrer leur fréquence peut les amener à davantage la déclarer, et ainsi à mieux appréhender les risques professionnels pour les combattre plus efficacement. Cette connaissance permet de sortir de la dimension individuelle de la pathologie pour se projeter dans le collectif de travail.