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A l’assaut des risques dans les PME

par Berta Chulvi / octobre 2020

Comment protéger les salariés dans les petites entreprises dépourvues de représentation du personnel ? Certains pays s’appuient sur les Tupa – acronyme anglais pour « agents syndicaux pour la prévention » – qui franchissent la porte des usines pour améliorer les conditions de travail. 

En Suède, ils portent le nom de « représentants régionaux pour la sécurité ». En Italie, il s’agit des « représentants territoriaux à la sécurité ». En Espagne, la convention collective du secteur de la construction dans certaines régions prévoit le statut de « représentant territorial à la prévention ». En 2018, un collectif européen de chercheurs et de syndicalistes1 s’est penché sur le travail de ceux qu’ils ont baptisés Trade union preventive agents (Tupa), les « agents syndicaux pour la prévention ».
Pourquoi s’intéresser à ces expériences d’intervention syndicale de terrain en santé au travail ? Dans l’Union européenne, près de 99 % des entreprises comptent moins de 50 salariés, dans un contexte caractérisé par la fragmentation des unités de production, la sous-traitance en cascade et la précarisation de l’emploi. Le manque de prévention dans ces structures est patent. Autant dire que le rôle des Tupa revêt une importance majeure, comme le résume Daniele Di Nunzio, sociologue à la fondation Di Vittorio : « Ils permettent de toucher les travailleurs les plus vulnérables et de défendre leurs droits. »

Surveillance des conditions de travail

Désignés par les syndicats pour intervenir dans les petites entreprises, leur objectif est d’aider les salariés à faire entendre leur voix dans les décisions relatives à la prévention des risques professionnels. En Suède, ils existent depuis les années 1970. L’Italie leur a donné un statut légal dans les années 1990, renvoyant les modalités de leur action à la négociation collective. En Espagne ou en Grande-Bretagne, leur existence n’est pas prévue par la loi mais par des accords signés entre les syndicats, notamment espagnols, et le patronat dans certaines régions et certains secteurs où le taux d’accidents du travail est plus élevé.
Les Tupa suédois interviennent dans les entreprises qui réunissent deux conditions : l’absence de comité de santé et sécurité au travail et la présence d’au moins un adhérent du syndicat. Le coût est pris en charge à 50 % par le gouvernement, le reste par les organisations syndicales. Les 1 700 Tupa que compte le pays visitent chaque année entre 50 000 et 60 000 structures. Ils vérifient la documentation et contrôlent les conditions de travail, en adaptant leur approche en fonction des risques de l’activité. Ils s’entretiennent avec les travailleurs et leurs représentants, et discutent avec le chef d’entreprise des problèmes qu’ils ont identifiés et des améliorations nécessaires.

Une intense coopération avec les entreprises

Thomas Kullberg, menuisier et délégué syndical dans une entreprise de construction, joue ce rôle à temps partiel depuis dix-huit ans : « La coopération avec les directions d’entreprise est satisfaisante et les relations s’améliorent au fil du temps. » Notamment parce que les patrons redoutent le risque d’accidents du travail. Ainsi, dans 55 % des cas, les visites des Tupa se soldent par une mise en pratique de leurs préconisations. Malgré tout, le réseau suédois n’est pas à l’abri de menaces. « En 2017, les employeurs ont fait pression pour que ces agents disparaissent, une stratégie qui cherchait certainement à effrayer les syndicats et qui n’a finalement pas abouti », relate Kaj Frick, professeur en sciences du travail à l’université technologique de Luleå, dans le nord du pays, et l’un des principaux experts dans ce domaine.
La législation italienne, qui a transposé la directive européenne sur la sécurité et la santé au travail d’abord en 1994, puis en 2008, a incorporé le rôle des Tupa dans les instances paritaires. Ce pays compte aussi un second type de représentation syndicale pour la santé et la sécurité qui dépasse le cadre traditionnel de l’entreprise : le « représentant des travailleurs à la sécurité sur le site de production », qui intervient dans des lieux tels que les ports, dont les activités requièrent une intense coopération entre de multiples entreprises de divers secteurs.

De la coopération mais aussi du conflit

Simona Baldanzi, affiliée à la Confédération générale italienne du travail (CGIL), exerce sa fonction de Tupa dans la province de Prato, en Toscane. Dans un magasin de meubles dont le personnel était exposé à des risques psychosociaux, elle a apporté l’expertise externe qui manquait à la déléguée syndicale de l’entreprise, qui ne savait pas comment faire face. Les méthodes de harcèlement incluaient notamment une évaluation des vendeuses en fonction de leurs ventes hebdomadaires ; leurs noms étaient affichés sur un tableau, les moins productives sous l’étiquette de « moutons noirs ». Les deux syndicalistes ont lancé une campagne de mobilisation qui s’est terminée par la reconnaissance en maladie professionnelle de la dépression d’une salariée.
Mais l’action des Tupa est rarement aussi conflictuelle, leur apport essentiel étant de fournir des connaissances techniques et des ressources qui font la plupart du temps défaut aux responsables d’entreprise : « Les employeurs sont aussi des travailleurs et ils tombent eux-mêmes malades, comme leur personnel, explique Simona Baldanzi. Ils se montrent donc plus réceptifs qu’on ne pourrait l’imaginer. » Dans une société d’archivage de documents présentant un grave problème de poussières en suspension, elle s’est entretenue avec tous les salariés ainsi qu’avec le chef d’entreprise. Sur la base de son rapport, la direction a fini par installer un système d’aspiration d’air permettant d’éviter une exposition nocive à la poussière.
En Espagne, dans le secteur de la construction de la région des Asturies, les Tupa sont à pied d’œuvre depuis le milieu des années 1990. Ils ont conquis leur statut après une grève d’un mois au terme de laquelle le patronat a accepté qu’une partie des cotisations sociales serve à les financer, par l’intermédiaire de la Fondation du travail de la construction, une instance paritaire. L’accord négocié leur confère l’autorité nécessaire pour entrer sur n’importe quel chantier.

Des binômes syndicats employeurs

Originalité du modèle asturien ? Les Tupa ont commencé à fonctionner en binôme, avec un représentant des syndicats et l’autre des employeurs. Mais pour couvrir un plus grand nombre de lieux de travail, les visites s’effectuent désormais de manière individuelle. Sauf pour les chantiers présentant des problèmes particuliers, où le duo se reforme. Cette coopération peut paraître surprenante mais elle sert en fait les intérêts des deux parties : « Pour le patronat, les Tupa ont toujours été un instrument servant à combattre les entreprises qui se livrent à une concurrence déloyale et abaissent leurs coûts grâce à l’absence de mesures de prévention ou l’embauche de personnes sans titre de séjour », analyse Daniel García Arguelles, secrétaire à la santé au travail et à l’environnement de la Fédération de la construction et des services du syndicat CCOO dans les Asturies.
En Castille-et-León par exemple, un accord entre le gouvernement régional, les sous-traitants exploitant les chantiers forestiers et le syndicat du secteur permet aux agents syndicaux de prévention d’accéder aux lieux de coupe de bois. Entre 2007 et 2014, ce programme a contribué à la réduction de près de 45 % des accidents dans cette activité à haut risque.
Fort des connaissances rassemblées après un suivi de deux ans sur l’action des Tupa, le collectif de chercheurs et de syndicalistes milite pour que ce mode d’intervention essaime davantage. Leur rapport2 souligne à quel point les dirigeants de PME surestiment leur compréhension des risques professionnels et des mesures nécessaires à leur prévention. Les agents syndicaux pour la prévention constituent dès lors un outil pertinent pour assurer la participation des travailleurs dans les entreprises où ils n’ont pas de représentation et où les ressources manquent. A condition qu’ils soient formés sur certaines compétences utiles. Comme le souligne Simona Baldanzi, « en tant que Tupa, notre point faible est que nous ne travaillons pas aux côtés des salariés au quotidien. Mais nous ne dépendons pas de l’entreprise, ce qui nous permet au besoin, de nous y opposer avec force ».

 

 

  • 11. Experts de l’Institut syndical du travail, de l’environnement et de la santé (Espagne), de la Fondation Di Vittorio (Italie) et du syndicat polonais Solidarnosc, ainsi que chercheurs de l’université de Cardiff (Royaume- Uni) et de l’université technologique de Luleå (Suède).
  • 22. Trade union initiatives to support improved safety and health in micro and small firms : Trade Union Prevention Agents (TUPAs) in four EU Member States, par David Walters, Kaj Frick et Emma Wadsworth, octobre 2018.