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Quelle médecine pour le travail ?

par François Desriaux / janvier 2018

Dès le premier article du Code du travail consacré aux missions du médecin du travail, l'ambiguïté est de mise. Il doit "éviter toute altération de la santé des travailleurs du fait de leur travail". Sauf à imaginer qu'il dirige les entreprises, il n'a pas le pouvoir d'éviter les risques. Tout juste peut-il surveiller, repérer, protéger et proposer, voire alerter et témoigner. C'est déjà beaucoup. Accomplir tout cela relève de l'exploit, tant les nombreuses réformes de l'institution sont passées à côté du sujet.

Ainsi, alors que la détermination de l'aptitude est un non-sens scientifique et éthique, celle-ci a survécu pour certains risques, comme le risque chimique. Franchement, peut-on être apte à être exposé à des cancérogènes ? Ainsi encore, alors que les troubles musculo-squelettiques et les risques psychosociaux constituent des problèmes de santé publique majeurs, nombre de salariés exposés ne verront plus qu'exceptionnellement un médecin du travail.

Bref, alors que les salariés n'ont jamais eu autant besoin d'un suivi médical du travail, ce dernier est réduit aux acquêts. Pourtant, la médecine du travail est un pilier de la prévention et, dans ce dossier, on vous explique comment on peut faire avec elle... malgré ses défauts.

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A l'Asti, coopération rime avec indépendance

par Isabelle Mahiou / janvier 2018

Dans le Sud de la France, l'Association de santé au travail interservices (Asti) offre aux médecins du travail l'appui d'ergonomes, de psychologues... Un schéma coopératif fondé sur de l'expertise de haut niveau et le respect de l'indépendance professionnelle.

Chaque lundi matin, au siège de l'Association de santé au travail interservices (Asti), à Blagnac (Haute-Garonne), c'est le même rituel. Qu'il s'agisse d'un diagnostic sur les risques psychosociaux (RPS), d'une étude de poste pour un travailleur handicapé ou de la mesure de la toxicité d'un procédé, l'équipe pluridisciplinaire se réunit pour examiner les demandes d'intervention parvenues des services de santé au travail (SST), afin de les évaluer, en discuter et se les répartir. "On échange sur le contexte et la pertinence de la demande, explique Julie Vidal, ergonome. Il n'y a pas d'intervenants dédiés, les médecins le savent, c'est la spécificité de notre positionnement. Nous sommes plus réactifs parce que les moyens sont mutualisés."

Ce temps de régulation - l'un des rares moments où les intervenants qui sillonnent la région sont au complet - est aussi un temps de partage d'expérience sur ce qui est en cours, dans une démarche pluridisciplinaire. L'Asti est née avec l'instauration de la pluridisciplinarité dans les SST. Elle a été créée en 2004 par Roger Artigue, directeur du plus gros service de Midi-Pyrénées, et Brahim Mohammed-Brahim, médecin du travail et toxicologue. Ils ont alors fait le pari d'"une mutualisation des moyens au sein d'une structure régionale, qui permette d'actionner des spécialistes", rappelle Christophe Maneaud, l'actuel directeur de l'Asti.

 

"Des compétences très élevées"

 

Une structure de métier unique en son genre. "Dès le début, poursuit le directeur, les fondateurs ont misé sur des compétences très élevées, sachant que c'était une condition pour obtenir la confiance des médecins du travail." L'association est gouvernée par les SST qui y adhèrent et siègent à son conseil d'administration, où chacun d'entre eux dispose d'une voix. Ils sont huit aujourd'hui, employant 150 médecins, soit les deux tiers des services de Midi-Pyrénées et un situé en Languedoc-Roussillon, le premier depuis la fusion des deux régions. L'essentiel de l'activité repose sur les interventions pour le compte des SST. Chaque année, ces derniers fournissent un prévisionnel du nombre de journées qu'ils vont "acheter", ce qui permet d'en déduire un nombre de "jours intervenants". Le reste de l'activité se distribue entre formation et conseil : interventions auprès de services non adhérents et de services autonomes ou contrats directs auprès d'entreprises.

Les SST, qui ont aussi leurs propres intervenants en prévention des risques professionnels (IPRP), font appel à l'Asti lorsque ceux-ci sont débordés ou qu'ils ne disposent pas des compétences adéquates. "Nous ne sommes pas concurrents, note Anne Le Guevel, médecin du travail au service toulousain Astia. Nous travaillons avec des infirmiers et des IPRP généralistes. Quand on fait appel à l'Asti sur des questions plus pointues comme le réaménagement de locaux, une étude toxicologique ou une enquête en entreprise, ils sont intégrés à la démarche." Une configuration qui dépend de la façon dont les équipes travaillent.

La position des intervenants de l'Asti est néanmoins bien différente de celle des IPRP. Ni salariés des SST ni consultants, ils jouissent d'une véritable indépendance, tout en étant "un bien commun des différents services", comme le dit Béatrice Edrei, psychologue clinicienne-psychodynamicienne à l'Asti. "On peut traiter les demandes avec la bonne distance. Mais on est dans la maison de la santé au travail, cela nous protège et protège les salariés", précise-t-elle. Dégagés d'une relation de subordination avec les SST, les spécialistes de l'Asti interviennent dans le cadre des missions du médecin du travail, porteur de l'action dans l'entreprise et dans la durée. "L'entrée par ce biais nous positionne nettement du côté de la santé, considère Murielle Sellin, toxicologue. Je réalise des mesures comme le ferait un cabinet privé, mais cela pourrait être plus compliqué pour lui d'imposer certaines conclusions."

 

La santé mentale comme spécialité

 

D'abord axées sur l'ergonomie et la toxicologie, les interventions se sont depuis diversifiées en psychologie et psychodynamique du travail, donnant aujourd'hui à l'Asti une forte identité en santé mentale. Sur ses 14 salariés, outre les trois administratifs, la structure compte une toxicologue et une responsable de la formation, deux ergonomes formés à la psychologie du travail ou à la psychodynamique et sept psychologues formés à la psychodynamique du travail, dont six cliniciens.

Cette évolution a débuté en 2008, quand Béatrice Edrei a rejoint l'Asti pour créer un dispositif clinique de prévention de la souffrance au travail (DCPST). "Les médecins du travail étaient débordés par la souffrance psychologique des salariés, relate-t-elle. Les services ont relayé leurs demandes à travers le recrutement par l'Asti d'un psychologue. Je ne voulais pas participer à une sous-traitance du type "tickets psy". J'ai défini un cadre qui repose sur trois piliers : la confidentialité, le consentement libre et éclairé du salarié et l'orientation par le médecin du travail. Avec l'idée d'une pluridisciplinarité clinique : un travail collaboratif entre médecin et psychologue, où l'exploration d'une situation individuelle doit servir le travail de compréhension du risque psychosocial plus global au sein de l'entreprise."

Concrètement, le salarié qui souhaite rencontrer un clinicien est convoqué par le médecin du travail à une consultation qui se déroule dans les locaux du SST. "Ce n'est pas un dispositif thérapeutique ni d'expertise, indique Béatrice Edrei. Les entretiens durent une heure et sont limités à trois. Ils sont centrés sur le réel du travail et sur comment s'opère ou non la rencontre entre le salarié et son travail sur un plan plus subjectif. Il s'agit de l'aider à penser ce qui lui arrive et à retrouver un pouvoir d'agir." L'objectif est aussi d'épauler le médecin dans son évaluation de la nature de l'alerte et l'exploration des pistes d'action possibles. Les services sont demandeurs : tous utilisent le DCPST - soit deux tiers des médecins environ -, avec plus ou moins d'intensité. Dans celui de Montauban (Tarn-et-Garonne), qui "achète" au total 70 jours par an, Béatrice Edrei passe une journée par semaine et enchaîne les rendez-vous. "Ça fonctionne bien en termes de prévention, estime Marie-Pierre Pocous, médecin dans ce service. Et pour nous, pour l'entreprise aussi, c'est très positif. On échange avec la psychologue qui nous fait un retour, on peut l'interpeller sur des stratégies d'intervention, partager des connaissances sur l'entreprise... Son apport est très intéressant pour passer de l'individuel au collectif."

 

Enquête en psychodynamique

 

Toujours en matière de RPS, l'autre outil d'intervention, collective celle-là, proposé par l'Asti est l'enquête en psychodynamique, introduite en 2011. "Un outil très puissant qui permet d'aborder toutes les problématiques", juge Betty Juchs. Médecin du travail à Albi, ex-stagiaire à l'Asti, elle l'a vu à l'oeuvre dans une entreprise où régnait un climat délétère, avec un conflit cristallisé sur un responsable. "Ce n'est pas miraculeux, mais si nous arrivons à les faire cheminer, les salariés peuvent passer de la détestation à la compréhension de ce qui ne va pas", avance-t-elle. Une démarche aux antipodes de celle classique de "diagnostic, préconisation, transformation"... "Le problème de la santé mentale au travail, c'est un problème de coopération, or celle-ci ne peut se prescrire, déclare Patricio Nusshold, l'un des psychologues intervenant sur ce volet. L'enquête propose un cadre où les salariés peuvent discuter du travail réel, et évoluer collectivement dans la compréhension de celui-ci et de son lien avec leur santé. Si on y parvient, les pistes d'action qui transforment le travail émergent."

Tout un processus qui s'étend sur plusieurs mois, qui exige volontariat et confidentialité des échanges et donne lieu à un rapport que les salariés décident de partager ou non. "La démarche part toujours du médecin du travail, même si c'est un IPRP qui en est à l'origine, rappelle Nathalie Astorg, directrice du SST de Muret (Haute-Garonne). C'est lui qui a le lien avec l'entreprise, qui discute avec l'employeur de l'opportunité d'une intervention." Certains employeurs restent rétifs. D'autres ont déjà connu des interventions sur les RPS sans résultats. "Il faut qu'eux-mêmes soient en demande", souligne Patricio Nusshold. "S'il y a accord, nous prenons en charge les trois premiers jours, ajoute la directrice. S'il faut davantage, l'entreprise couvre le reste, ce qui marque aussi son engagement."

L'apport de l'Asti aux SST est lié au positionnement de ses intervenants, tout à fait inédit, quelle que soit la discipline. "On perdrait beaucoup si l'on ne disposait plus du recul de ce regard extérieur", observe Marie-Pierre Pocous. Grâce aux liens de coopération établis, la relation entre l'Asti et les services ne relève pas d'une sous-traitance"Sinon, nous serions une plate-forme technique et les services ne se seraient pas ouverts à la psychodynamique", fait remarquer Béatrice Edrei.

 

Un avenir incertain

 

L'édifice présente toutefois des fragilités, en lien avec les choix effectués par les SST. Au quotidien, il faut jongler avec les demandes. "Il ne faut pas que ce soit trop tendu, car l'intérêt de mutualiser est d'avoir des délais très courts", signale Christophe Maneaud. A plus long terme, il ne faut pas non plus perdre son caractère pluridisciplinaire, même si l'identité "psy" se développe. Mais la menace la plus sérieuse tient à la tentation des services de se doter en interne des compétences qui leur manquent en ergonomie, toxicologie, psychologie. Certains sont passés à l'acte. Dans d'autres, la question revient régulièrement. "La direction estime que cela coûterait moins cher d'embaucher un psychologue, témoigne Marie-Pierre Pocous. Mais rien n'est moins sûr. Les jours Asti sont des jours sur le terrain, le suivi s'organise sans qu'on s'en préoccupe, c'est un gain de temps pour nous. Et il n'y a pas tout ce qui va avec une embauche : congés, etc." En outre, cette internalisation ferait certainement l'impasse sur la psychodynamique, faute de gens compétents : "Il faut dix ans pour former un bon psychodynamicien", selon Béatrice Edrei.

"Nous n'avons pas encore la taille critique qui nous permettrait d'être sécurisés, commente le directeur de l'Asti. Il nous faut développer les actions avec les adhérents mais aussi en gagner de nouveaux, notamment dans l'ex-Languedoc-Roussillon, et proposer des services aux non-adhérents, qu'ils soient des services interentreprises ou autonomes." Au passage, économies d'échelle aidant, cela permettrait de réduire le prix des journées. Quant à pousser les actions en direct dans les entreprises... "La structure n'aurait plus d'intérêt", selon Christophe Maneaud. Un avis partagé par Béranger Ribes, directeur du SST de Carcassonne : "La priorité est la santé, le but de la structure est de répondre à un besoin en mutualisant les moyens. Les services, qui sont au conseil d'administration, y veillent."