© Les Batelières Productions
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Abattoirs : du sang et des larmes

par Eliane Patriarca / 17 juillet 2020

Offrant un contrepoint aux vidéos de l’association L214 sur la maltraitance des animaux, le documentaire d’Anne-Sophie Reinhardt, Les damnés, des ouvriers en abattoir, centré sur la parole forte de témoins, donne une vision tout aussi terrifiante de l’abattage industriel. Et des conditions de travail qui ne laissent pas indemnes.

Il y a les images, apaisantes : la forêt, nimbée de brume ou perlée de soleil, les frondaisons ondulant sous la brise… Et puis, ces mots qui prennent à la gorge. Joseph : « Aujourd’hui, tu fais les bites. Demain les culs. » Michel : « Depuis dix ans, je suis le tueur. (…) Chaque jour, 250 cochons, 70 vaches, sans compter les veaux. (…) Je pose le Matador sur le front (…) et je tire. La tige entre dans son crâne, il s’effondre. (…) La bête est pendue et tu la saignes. Si c’est une vache laitière, tout lâche d’un coup. T’as tout le lait qui lui sort des mamelles et toi, t’es couvert de lait, de sang, de merde. Tu en as dans le cou, dans la bouche. Et tu cours déjà pour assommer la suivante. »
Sous les arbres, au milieu des fougères, Nadine, Joseph, Stanislas, Olivier, Michel, Mauricio et Stéphane témoignent, l’un après l’autre, d’un univers insensé, inconcevable : celui des abattoirs où ils travaillent. Réalisatrice de ce documentaire singulier et saisissant sur les ouvriers des chaînes d’abattage, Anne-Sophie Reinhardt a choisi de ne montrer aucune image « de l’intérieur »  : « Stupéfiantes, elles auraient fait écran à la parole de ces travailleurs de l’ombre », explique-t-elle.
Lorsqu’elle découvre, il y a trois ans, les premières vidéos de l’association L214 sur la maltraitance des animaux, la documentariste éprouve d’emblée une immense curiosité pour cette « frange d’invisibles auxquels on ne pense jamais ». Se questionne sur ce qui se passe en eux, sur l’« apparente neutralité qu’on observe dans les vidéos », entrecoupée de « sidérants pétages de plomb ». Elle se met alors à lire toutes les études publiées sur les conditions de travail dans les abattoirs industriels, qui explorent surtout la pénibilité et relativement peu les risques psychosociaux. Interroge des ergonomes spécialistes de cet univers, comme Sandro de Gasparo, qui donne son éclairage dans le film.

Une humanité mise à mal

Une fois identifiés, dans différentes régions, sept ouvriers qui acceptent de décrire leur travail, Anne-Sophie Reinhardt se met en quête d’un lieu neutre, loin de l’abattoir et de leur domicile : « Tous m’avaient parlé de deux mondes distincts, la vie civile et la vie de l’abattoir, de cette nécessité de fermer des portes, de séparer les choses. » Une disjonction indispensable à leur survie. Or ce que traque la réalisatrice, ce qui l’intrigue justement, ce sont « les émotions, celles qu’ils refoulent à l’abattoir, celles dont ils ne peuvent parler chez eux, à leur famille, parce que pour supporter, ils doivent se blinder ».
Elle choisit alors la forêt, un refuge, symbole de vie mais aussi de « l’espace mental dans lequel ils se projettent quand ils sont sur la chaine d’abattage pour s’abstraire, ne pas penser, oublier ce que font leurs mains ». Pari réussi : avec ce dispositif, Anne-Sophie Reinhardt est parvenue à capter, avec délicatesse, et à transmettre la parole de ces « oubliés », à montrer leur humanité mise à mal. Elle ne dénonce jamais et dévoile pourtant, comme rarement, la réalité de ce monde dément. Pour y échapper, Nadine, qui emballe dix à douze poulets à la minute, imagine que ce sont des ballons de foot qu’elle manipule et non pas des êtres vivants, quand Joseph, lui, se raconte des histoires de mousquetaires ou se fredonne des chansons. Bien sûr, il y a les blessures, la fatigue, l’usure. Nadine évoque « les tendinites, dès la première semaine. Votre corps ne peut plus suivre ». Impossible de s’arrêter : il ne faut montrer aucune faiblesse dans cet univers viriliste, sous peine d’être viré.

Stratégies défensives

Mais c’est la souffrance psychique qui terrasse ces ouvriers. « Tout le monde se carapace, dit Stéphane. Soit vous entrez dans le moule dès le premier jour, soit vous êtes éjecté. » Alors on se tait, on s’abstrait, on affecte l’indifférence. Pour étouffer en soi la pensée, la honte, la colère, l’envie d’en finir, il y aussi la trilogie alcool-drogue-médicaments. Ces stratégies défensives restent des palliatifs. Michel, « le tueur », égrène avec une froideur clinique les tâches qu’il accomplit. Mais ajoute soudain que, depuis la naissance de sa fille, il ne supporte plus ce qu’il fait : « Le seul moyen d’en finir, c’est le suicide. »
Car non, on ne s’habitue pas à tout. « On fait comme si on pouvait, analyse Sandro de Gasparo. Mais la banalisation demeure impossible. Au contraire, un travail en soi, de chaque instant, est nécessaire pour mettre à distance l’horreur et la réalité de ce que l’on fait. » Des protections psychiques, propres à chacun, qui n’empêchent pas les dommages au long-cours. Joseph a quitté l’abattoir depuis un an, l’écriture a été son salut ; en 2019, il a publié un roman1 témoignant de sa vie d’ouvrier, devenu un best-seller récompensé par plusieurs prix. Mais les « cauchemars de carcasses » hantent encore ses nuits. « La société ne veut pas entendre que ces hommes et ces femmes sont des gens normaux, et non pas des psychopathes ou des brutes épaisses et qu’ils éprouvent, tout comme vous ou moi, des émotions, observe Anne Sophie-Reinhardt. Personne ne choisit volontairement de travailler en abattoir. »

En replay jusqu’au 30 août sur le site de France Télévision.

 

  • 1A la ligne, feuillets d’usine, Joseph Ponthus, Editions La Table Ronde, 2019.