« Une appréhension du cancer très individualisante »
Intitulé « Penser le travail au prisme des cancers professionnels », un récent colloque organisé par le Giscop 93 a permis de rappeler l’existence d’inégalités sociales en matière d’exposition aux cancérogènes, et celle d’obstacles à leur prise en compte. Retour sur l’événement avec la sociologue Zoé Rollin.
Parmi les constats réaffirmés lors du colloque d’octobre dernier, organisé par le Giscop 93 (voir Repères), il y a celui selon lequel les catégories professionnelles et/ou sociales ne sont pas toutes égales face au risque de cancer professionnel. Quelles sont celles qui sont le plus exposées ?
Zoé Rollin : Le cancer, même s’il touche beaucoup de personnes dans des catégories sociales très diverses, est une maladie inégalitaire. Et ces inégalités se manifestent notamment au niveau des cancers professionnels, qui touchent en majorité des populations employées et ouvrières, surtout ouvrières. La place que l’on occupe dans l’appareil de production fait que l’on est plus ou moins exposé aux cancérogènes professionnels. Cela étant dit, dans une moindre mesure, les catégories sociales les plus favorisées peuvent aussi y être exposées, comme le montre la patientèle d’un hôpital parisien, avec lequel le Giscop 93 a commencé à travailler il y a peu : on y trouve des professions et catégories socioprofessionnelles supérieures, par exemple des médecins, qui ont été exposés à des cancérogènes dans le cadre de leur activité.
Depuis la création du Giscop 93, les cancers professionnels sont-ils plus visibles ?
Z. R. : Depuis vingt ans, le Giscop 93 a contribué à rendre visibles ces maladies autrement invisibles. La médiatisation dont il fait l’objet depuis cinq ans peut également en témoigner. Mais on reste quand même sur un processus massif de sous-déclaration des cancers professionnels et une appréhension du cancer très individualisante dans les campagnes de santé publique. Quand on demande à la population quelles sont les causes des cancers, les comportements individuels dits « problématiques » (fumer, boire, manger de telle ou telle manière) sont les premières causes qui sont avancées. Et ceci n’est pas sans lien avec les messages diffusés par les campagnes de santé publique, qui omettent quasi systématiquement la santé au travail, les facteurs collectifs, donc. À cette représentation sociale biaisée s’ajoutent des processus de reconnaissance très complexes. Les démarches sont longues, coûteuses, mal accompagnées et rarement mentionnées par les médecins.
Qu’en est-il du côté de la prévention ? Peut-on observer des améliorations ?
Z. R. : Le droit est relativement clair sur la manière dont la prévention doit être réalisée. Il faut d’abord retirer les produits toxiques ou leur substituer des produits moins nocifs, ensuite mettre en place des systèmes de protection collective et, enfin, proposer des équipements de protection individuelle aux salariés (EPI). Malheureusement, il y a un gap assez important entre le droit et la manière dont il est mis en application dans les entreprises. La plupart du temps, la focale est portée sur la protection individuelle, avant de penser à la protection collective ou au retrait des produits toxiques.
C’est un gros problème, qui met en jeu un processus d’individualisation et qui ne suffit pas à protéger les salariés. En plus, cela peut être très inconfortable de travailler avec certains EPI pendant toute une journée de travail. Ajoutons que l’information sur la dangerosité des produits utilisés est tout à fait insuffisante, voire inexistante. La recherche que nous menons auprès d’apprentis montre à quel point ils et elles ne sont pas au courant de la dangerosité des produits qu’ils ou elles manipulent.
Lors du colloque, il a aussi été question de la notion d’« exposome », concept qui s’intéresse à l’ensemble des expositions toxiques que subit un humain au cours de sa vie. Quels sont les apports et limites de ce concept ?
Z. R. : Avec l’exposome, il s’agit d’étudier de manière systémique l’ensemble des expositions environnementales tout au long de la vie, pour se rendre compte de la multiplicité des pollutions auxquelles on est exposé. C’est une notion qui fait débat, et cela s’est vérifié lors du colloque, car elle est très ambivalente. D’un côté, elle peut être fort intéressante parce qu’elle permet de prendre en compte toute la palette des expositions, y compris celles qui sont subies dans le cadre du travail. Mais le risque, c’est que la question de la santé au travail soit noyée dans un ensemble tellement large qu’elle va y disparaître.
Tout dépend de ce que l’on met derrière le terme de « santé environnementale ». Pour nous, au Giscop 93, il est évident que la santé au travail en fait partie. Mais ce n’est pas le cas pour la majeure partie de la population, des décideurs, des institutions, qui vont plutôt penser à la pollution atmosphérique ou de l’eau, lorsqu’on va leur parler de santé environnementale. Il y a une vraie crainte que les campagnes de santé publique penchent de ce côté-là, plutôt que de celui de la prise en compte de la santé au travail.
Le problème potentiel avec ce type de concepts généraux, c’est que les responsabilités disparaissent, et avec elles les espoirs de changement. En effet, qui peut-on accuser d’être responsable de la pollution atmosphérique ou de celle de l’eau ? À notre sens, la notion d’exposome peut être prometteuse à condition d’être maniée avec beaucoup de rigueur, et de mettre en avant le fait que les malades du travail sont des sentinelles de la santé publique et environnementale.
Créé en 2002, le Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle en Seine-Saint-Denis (Giscop 93) assure la réalisation d’une enquête permanente auprès de patients atteints de cancer, dans le cadre de conventions avec des hôpitaux.
Cette enquête vise à identifier les risques cancérogènes dans l’activité et l’environnement de travail des patients, les postes et les activités exposées ; à favoriser la déclaration des cancers en maladies professionnelles et identifier les obstacles à leur reconnaissance ; appuyer la mise en œuvre d’une politique de prévention effective.
Le programme du colloque organisé les 16 et 17 octobre 2023 est disponible sur ce lien.