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Bataille feutrée sur les normes ISO en santé au travail

par Eliane Patriarca / 24 février 2019

Après l’adoption en 2018 de la norme ISO 45001 sur le management de la santé et de la sécurité au travail, se profile maintenant la 45003 sur les risques psychosociaux. La France y est opposée, mais ne sera pas présente début mars à Dallas, où le sort de la norme va se jouer.

Du rififi dans le milieu ultraconfidentiel des normes ISO. Des normes qui, depuis l’an dernier, ne concernent plus seulement la qualité, l’environnement ou encore la responsabilité sociale des entreprises, mais aussi, désormais, la gestion de la santé et de la sécurité au travail. En mars 2018, en effet, est entrée en vigueur la norme ISO 45001 pour le « management de la santé et de la sécurité au travail ».
La France a exprimé dès l’origine son opposition de principe au développement de normes de management sur ces sujets, estimant que cela relevait du dialogue social et d’une réglementation contraignante forte. Pour autant, elle s’était tactiquement résolue, en 2013, à participer au groupe de travail réunissant des experts de 69 pays et à mener un intense travail de lobbying avec le Bureau international du travail pour imposer dans le contenu de cette norme les principales demandes des partenaires sociaux : application des principes généraux de prévention, obligation de résultat pour la direction de l’entreprise, droit de retrait, participation et consultation des représentants de travailleurs et, surtout, conformité avec les directives européennes. Mission réussie, mais la France a néanmoins émis un vote final négatif, déplorant notamment la complexité de cette norme et de son application pour les TPE-PME. Car, même si ces normes internationales restent d’application volontaire – il s’agit de soft law –, dans la réalité elles sont devenues des standards minima de commerce, que la plupart des entreprises sont contraintes d’acheter si elles veulent rester concurrentielles et obtenir les marchés qu’elles visent.

L’Organisation internationale pour la normalisation (ISO)
Eliane Patriarca

L’Organisation internationale pour la normalisation (ISO) est une organisation non gouvernementale éditrice de normes internationales, d’application volontaire. Constituée en réseau d'instituts nationaux de normalisation de 159 pays, selon le principe d'un membre par pays, son secrétariat central est situé à Genève, en Suisse, et assure la coordination d'ensemble. Une entreprise qui veut être certifiée pour améliorer son image de marque et sa compétitivité doit payer pour être auditée par un auditeur indépendant, issu d’un organisme de certification. Et renouveler régulièrement cette procédure fastidieuse et coûteuse.

L’Organisation internationale pour la normalisation (ISO)

 

Désaccord des partenaires sociaux

Rebelote aujourd’hui, car l’Organisation internationale de normalisation (ISO) a décidé en 2018 de se lancer sur le terrain spécifique de la santé et de la sécurité psychologiques en milieu de travail. Un projet porté notamment par le Canada, fort de sa propre « norme nationale sur la santé et la sécurité psychologiques en milieu de travail », adoptée en 2013.
En France, les partenaires sociaux, unanimes, ont aussitôt marqué leur désaccord avec le principe même de normaliser cette problématique. Le Conseil d’orientation des conditions de travail (Coct) et la branche accidents du travail-maladies professionnelles (AT-MP) de la Sécurité sociale, notamment, sont opposés à l’écriture même de cette norme ISO 45003 sur les risques psychosociaux (RPS). D’abord parce que, selon eux, séparer ces risques des autres risques au travail limiterait l’efficacité d’une démarche de prévention qui doit être une approche multirisques. La France redoute une prolifération des normes de management de risques professionnels spécifiques, alors que la norme ISO 45001 a inclus l’approche de l’ensemble des risques.
Présentée en septembre dernier, la première version de l’ISO 45003 a renforcé la farouche opposition de la France : elle n’apporte aucune plus-value en termes de contenu et d’approches techniques spécifiques liées aux RPS, mais, curieusement, elle « oublie » la participation et la consultation des travailleurs ; elle « dépouille » la norme 45001, soulignent les délégués français dans leurs commentaires. Des observations et une opposition partagées par de nombreux pays, comme l’Allemagne, la Suède, l’Argentine, l’Italie ou encore la Chine, et des organisations telles que la Confédération européenne des syndicats (Etuc).

Quelle stratégie ?

Pourtant, selon les informations recueillies par Santé & Travail, le front commun français n’est plus à l’unisson sur la stratégie à adopter. Au risque de laisser progresser cette norme internationale sur la santé mentale au travail sans aucun garde-fou.
Lors de la première réunion plénière consacrée au projet de norme ISO 45003, en septembre 2018 au Royaume-Uni, où 85 participants représentaient 36 pays, la France avait décidé que la délégation tricolore – Afnor, OPPBTP, Institut national de recherche et de sécurité (INRS), Eurogip – ne ferait qu’assister à la réunion mais n’interviendrait pas, pour ne pas cautionner l’idée d’une norme sur les RPS. L’objectif était, grâce aux informations recueillies, de pouvoir faire du lobbying, avec des alliés comme l’Allemagne ou l’Italie, afin de stopper le projet. La politique de la chaise vide avait été jugée trop périlleuse.
Mais il y a quelques jours, mi-février, les instances de la branche AT-MP ne sont pas parvenues à s’accorder sur la stratégie à adopter : participation, politique de la chaise vide, observation active ? Faute d’accord, la branche ne sera donc pas représentée dans les prochains travaux de normalisation.
Ses deux déléguées, Christèle Hubert-Putaux, d’Eurogip, et Catherine Montagnon, de l’INRS, ont donc reçu ordre de ne pas se rendre à la prochaine réunion sur la norme 45003, qui se déroulera du 4 au 8 mars à Dallas, au Texas.

Pas voix au chapitre

Ce qui revient à priver la France – reconnue au sein du comité technique de l’ISO comme l’expert en matière de santé au travail – de sa voix au chapitre et donc de la possibilité, durant cette session capitale, de faire achopper le projet ISO 45003. Car Catherine Montagnon n’est pas seulement l’experte de l’INRS, elle est aussi la cheffe de la délégation française et une spécialiste internationalement reconnue sur ces questions de normalisation. Son absence risque de peser lourd dans les discussions de Dallas.
Pourquoi ce blocage ? Dans ce milieu feutré, où tous les participants aux travaux d’élaboration d’une norme ISO sont contraints au secret, il est difficile de comprendre la subtilité des arbitrages. La seule certitude, à écouter les partenaires sociaux consultés par Santé & Travail, c’est que l’absence des délégués français du réseau prévention risque de favoriser grandement l’adoption, en mars, du document final établissant une norme ISO sur les RPS, qui serait mise en œuvre en 2021.