Les blouses blanches broient du noir

par Martine Rossard / avril 2010

Pris en tenaille entre le manque de personnel, leur attachement à prodiguer des soins de qualité et des projets de restructuration qui les inquiètent, les salariés de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris sont en souffrance.

Plan stratégique, regroupement d'hôpitaux, suppression d'emplois... L'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) tente une mutation à marche forcée. Modernisation, mutualisation, rationalisation sont évoquées. Au sein du personnel (90 000 salariés), ces projets provoquent grèves et pétitions, révélant une défiance tant vis-à-vis du ministère de la Santé que des directions d'hôpitaux. Cependant, la partie visible de cette contestation n'occulte pas un malaise plus profond et apparemment répandu. Des syndicalistes dénoncent un stress important dû au sous-effectif et à la détérioration des conditions de travail. Des cadres confient leur désarroi, sous couvert d'anonymat, en raison des pressions exercées. L'un d'eux produit d'ailleurs un courrier de sa direction invitant les personnels à ne pas " évoquer directement avec des journalistes des questions relatives à leur exercice professionnel ". Côté direction, on reconnaît d'éventuelles inquiétudes face aux réorganisations, mais on fait état d'une stabilité des effectifs. Du moins jusqu'en 2009.

La surcharge de travail apparaît pourtant comme un problème chronique dans une majorité de services. " Ce qui est criant, c'est le manque de personnel ", dénonce Caroline Ferreira, de la Fédération CGT santé et action sociale.

Retraites anticipées

Celle-ci signale les retraites anticipées de salariés épuisés. Les statistiques transmises par la direction montrent une stabilité des accidents du travail et des maladies professionnelles. Mais une spécialiste du travail dit constater " un fort turn-over, de nombreux congés de longue maladie et des départs d'infirmières vers le privé ". Le Pr André Grimaldi, chef du service de diabétologie à la Pitié-Salpêtrière, pointe pour sa part le brusque renvoi de personnes en contrat à durée déterminée, l'absence de remplacement des congés maternité et un délai de six mois à deux ans pour remplacer les départs en retraite. " Les infirmières se plaignent d'avoir toujours plus à faire et les secrétaires font des centaines d'heures supplémentaires jamais payées ", tempête-t-il. A son avis, les directeurs d'hôpitaux n'ont qu'une faible marge de manoeuvre et l'un d'eux a payé de son poste l'embauche de " trop " d'infirmières.

Monique Ricomes, directrice du personnel et des relations sociales de l'AP-HP, assure qu'" il n'y a pas d'instructions pour ne pas remplacer les absents ". Mais elle admet qu'il n'y a pas de remplacement sur l'ensemble du congé maternité et que des postes peuvent rester vacants... quelques mois. En grand nombre, si l'on en croit les sites de recrutement des différents hôpitaux ! De son côté, le directeur de l'AP-HP, Benoît Leclercq, a annoncé en janvier la restructuration de l'offre de soins sur 12 groupes hospitaliers au lieu de 37 actuellement et la suppression de 3 000 à 4 000 emplois, au nom d'" une ardente obligation de modernisation ". Cette réorganisation risque d'aggraver l'intensification du travail et génère incertitudes et tensions. " Il est difficile d'avoir des informations et des décisions... Des projets de travaux et des organisations sont sans cesse remis en cause ou reportés... ", témoigne un ingénieur travaux. Un cadre déclare en aparté que la mutualisation des moyens sert à " virer des fonctionnaires " et à " imposer des mutations ". Une assertion confirmée par la CFDT, qui signale des mobilités contraintes entre hôpitaux et services ainsi que des changements de planning subis. Avec, à la clé, la mise à mal des collectifs de travail.

Psychiatre à Cochin, le Pr Bernard Granger déplore des " changements d'affectation très brutaux, sans concertation, et des recherches de polyvalence néfastes au travail d'équipe et à la sécurité des patients ". Fortement impliqués dans leur travail, les soignants éprouvent une profonde insatisfaction. Ils craignent une baisse de qualité des soins et évoquent une perte de sens du travail. " Les infirmiers n'ont plus de temps relationnel avec les malades, explique Denis Planchet, de la CFDT. C'est générateur de souffrance. " Dans les organisations en deux équipes de 12 heures, avec l'absence de chevauchement, le temps manque pour faire le tour des patients et transmettre les consignes. " Ou alors hors temps de travail et sans rémunération ", souffle-t-on. Monique Ricomes conteste ces affirmations. Mais le Pr Grimaldi souligne une " mobilisation absolue au nom de la sécurité des patients " et une conscience professionnelle qui poussent des soignants à accepter de revenir pendant leurs congés, à ne pas compter leur temps, voire à téléphoner de chez eux quand ils angoissent pour un malade... Le tout en l'absence de reconnaissance du travail ou de revalorisation des salaires, observe une spécialiste du travail. Sans oublier les insultes ou agressions de la part de certains malades ou de leur famille.

Un suicide lié au " calvaire du boulot "

Selon Yannick Perrin, du syndicat Sud santé-sociaux, le personnel connaît une souffrance physique doublée d'une souffrance mentale. " On parle de suicides, mais la direction n'en cherche pas la cause ", selon un cadre. La direction aurait fait état de dix suicides et de six tentatives depuis début 2009. Cécile Castagno, chef du service prévention et santé au travail, s'en tient aux seuls événements intervenus sur le lieu de travail : un suicide et huit tentatives ayant généré quatre demandes de reconnaissance en accident du travail. N'est donc pas compté, par exemple, le cas d'Estelle, cadre de proximité en radiologie à Bichat, qui a mis fin à ses jours chez elle, en 2008. Dans une lettre, la jeune femme a dénoncé le " calvaire du boulot ", le stress, la " peur au ventre ". Un rapport rédigé par le cabinet d'expertise Secafi indique qu'Estelle et son supérieur assumaient à deux les responsabilités précédemment partagées par cinq cadres ! " Estelle travaillait 12 ou 13 heures par jour et l'hôpital a dû régler à sa famille 200 jours d'heures supplémentaires effectuées les neuf derniers mois ", affirme Sandrine Desgrugilliers, secrétaire du syndicat Sud santé-sociaux à Bichat.

" Le suicide est toujours plurifactoriel, mais à l'AP-HP, le personnel souffre d'un management brutal et de conditions de travail de plus en plus difficiles, note le Pr Granger. Des soignants vivent de grandes tensions, avec, par exemple, décompensation anxiodépressive, insomnie, épuisement professionnel ou aggravation de fragilités pré­existantes. " Le rapport de Secafi cité plus haut, que la direction ne souhaite pas commenter, énumère toute une série de maux : troubles du sommeil, de la digestion, agressivité, psoriasis... Des syndicalistes font état d'addictions : alcool, tabac, psychotropes, somnifères... Un suivi médical et psychologique des personnels pourrait contribuer à prévenir l'irréparable. Sauf qu'il manque déjà 12 médecins du travail sur 47. Face aux risques psychosociaux, la direction annonce le lancement d'un vaste programme d'information et de formation. S'il ne prend pas en compte l'organisation du travail, il risque de se heurter au scepticisme des professionnels et des syndicalistes, demandeurs d'une réflexion et d'une concertation sur cette question.

En savoir plus
  • Dossier " Malaise à l'hôpital ", Santé & Travail n° 66, avril 2009.