Branle-bas de combat sur la souffrance au travail

par Elsa Fayner / avril 2010

Depuis les suicides à France Télécom, parlementaires et gouvernement multiplient les initiatives et propositions sur la prévention du stress et de la souffrance au travail. Avec parfois de bonnes idées, mais aussi de lourdes omissions et de vrais ratés.

Tout commence avec la médiatisation des suicides et des tentatives de suicide à France Télécom durant l'été 2009. Le ministre du Travail d'alors lance, en octobre, un plan d'urgence sur la prévention des risques psychosociaux. A droit constant, c'est-à-dire sans nouvelles mesures législatives. Xavier Darcos préfère recourir à une méthode inédite : il annonce qu'il va classer les 1 500 entreprises de plus de 1 000 salariés en fonction de leur degré d'avancement dans la lutte contre le stress, selon qu'elles auront ou non négocié la transposition d'un accord national interprofessionnel sur le sujet signé en juillet 2008. Il s'agit de s'attaquer à leur image plutôt qu'à leur porte-monnaie.

Listes sitôt publiées, sitôt retirées

Le 18 février, effectivement, trois listes sont publiées sur le site Internet du ministère du Travail www.travailler-mieux.gouv.fr. La liste orange regroupe les 490 entreprises ayant engagé des négociations qui n'ont pas encore abouti. La liste rouge, les sociétés n'ayant engagé aucune négociation. Enfin, la liste verte rassemble les 300 entreprises ayant signé un accord de fond ou un accord de méthode, voire un simple plan d'action concerté avec les organisations syndicales et/ou les représentants du personnel. Mais qu'est-ce qu'un plan d'action concerté ? " Nous avons identifié quatre grands facteurs de risque. Ils concernent la charge et l'organisation du travail, le management, l'articulation entre vie privée et vie professionnelle et, enfin, l'accompagnement des restructurations. Nous attendons qu'au moins l'un de ces axes soit pris en charge ", expose Hervé Lanouzière, conseiller technique à la direction générale du Travail.

Ce qui fait hurler les représentants syndicaux de certaines entreprises classées dans le vert. Chez Hewlett-Packard, la CFE-CGC affirme ainsi qu'aucun accord ni plan d'action n'a été établi en concertation avec les représentants du personnel, contrairement à ce que déclare l'entreprise sur le site du ministère. " Le classement permet justement aux instances représentatives du personnel de s'emparer des engagements publics de leur employeur pour leur donner corps et les faire vivre, s'ils estiment qu'ils ne correspondent pas à une réalité vécue dans l'entreprise à ce jour ", soutient Hervé Lanouzière. Les critères de classement posent donc question. Dernière limite, et non des moindres, à cette version hexagonale du naming and shaming anglo-saxon (" nommer et blâmer ", en français) : dès le lendemain de leur publication, les listes orange et rouge ont été retirées du site sur pression du Medef, de l'Elysée et de Matignon. Un camouflet pour Xavier Darcos, qui s'est engagé à les publier à nouveau, actualisées, avant fin avril. Il n'est pas certain que son successeur, Eric Woerth, se sente tenu par cette promesse.

Il n'est donc pas facile, en France, de pointer du doigt les mauvais élèves. Roland Muzeau, député communiste des Hauts-de-Seine, en a lui aussi fait les frais à l'automne dernier. Il avait demandé la création d'une commission d'enquête parlementaire sur France Télécom et les risques psychosociaux liés aux restructurations. " Nous voulions comprendre pour prévenir ce qui risque d'arriver à La Poste ou à Pôle emploi, explique le député. Mais la commission des Affaires sociales a contesté l'opportunité du projet. Pas question de stigmatiser France Télécom, qui est soumise à la concurrence... "

Commission, missions, rapport...

En revanche, d'autres initiatives, moins ciblées, ont vu le jour. Les groupes parlementaires UMP et Nouveau Centre ont créé une commission de réflexion sur la souffrance au travail, coprésidée par Jean-François Copé et Pierre Méhaignerie. A la demande du Premier ministre, Henri Lachmann (président du conseil de surveillance de Schneider Electric), Christian Larose (président de la section travail du Conseil économique et social) et Muriel Pénicaud (directrice des ressources humaines de Danone) ont quant à eux travaillé à un rapport, remis en février et intitulé Bien-être et efficacité au travail. 10 propositions pour améliorer la santé psychologique au travail. Enfin, deux missions d'information ont été mises en place, au Sénat et à l'Assemblée nationale.

Première remarque : tous ont auditionné les mêmes experts, employeurs, représentants syndicaux. D'ailleurs, les avis convergent globalement dans les différents travaux. Autour du constat de départ, d'abord : le travail est un facteur d'épanouissement, mais il va mal. Il faut donc réagir, pour des raisons humaines mais aussi économiques. Parmi les causes identifiées, là encore, un consensus se dégage. Les différents experts et parlementaires qui travaillent sur le sujet évitent de renvoyer à des raisons personnelles. L'individualisation et l'intensification du travail sont en revanche montrées du doigt. Réorganisations, restructurations sont également incriminées. Mais c'est la brutalité de ces changements qui est en cause, pas leur existence. Bref, tout serait une question de degré. Et il suffirait d'accompagner davantage.

Le management en première ligne

Marisol Touraine, qui préside la mission d'information à l'Assemblée, évoque certes une contradiction indépassable : l'existence d'objectifs qui vont de plus en plus souvent à l'encontre des valeurs éthiques des salariés. Mais c'est pour en conclure qu'il faut revenir au rôle crucial du management et... à la question de la formation des managers. Que ces derniers apprennent à prendre en compte la santé des salariés, l'idée apparaît en bonne place dans tous les travaux. C'est vers l'encadrement que convergent tous les regards... et toutes les responsabilités. " Former, former... et former ! ", martèle la commission UMP-Nouveau Centre. Quant au sénateur socialiste de la Manche Jean-Pierre Godefroy, qui préside la mission d'information du Sénat, il plaide pour la formation des ingénieurs. L'ex-ministre du Travail a, de son côté, suscité en septembre la création d'un Réseau francophone de formation des managers et ingénieurs en santé au travail.

Une deuxième piste de réflexion concerne toujours l'encadrement, mais n'est pas empruntée par tous les protagonistes. Seul le rapport de Larose, Lachmann et Pénicaud propose que les hauts dirigeants voient leur rémunération varier en fonction de critères sociaux, tels que le nombre d'accidents du travail. Toucher les entreprises au porte-monnaie, et pas seulement à leur image. Mais pas trop non plus. Roland Muzeau, qui participe à la mission d'information de l'Assemblée, se retrouve ainsi isolé lorsqu'il propose la reconnaissance en maladie professionnelle pour les atteintes à la santé liées au stress.

L'organisation du travail épargnée

" Le problème, c'est la causalité ", assure le député Jean-Frédéric Poisson, corapporteur de la commission UMP-Nouveau Centre et rapporteur de la mission d'information de l'Assemblée. C'est là que la majorité a du mal à appréhender dans sa totalité la question des risques psychosociaux. Car, certes, pour Jean-Frédéric Poisson, " certaines organisations du travail sont pathogènes en elles-mêmes ", mais il est " impossible d'établir un lien de causalité entre ces organisations et des maladies liées au stress ".

Pas question non plus de réactiver le " droit à l'expression directe et collective sur le contenu, les conditions d'exercice et l'organisation " du travail, tel que défini à l'article L. 2281 du Code du travail, comme le préconise l'appel lancé par Santé & Travail (voir " Sur le Net " page 14). Certes, le rapport Lachmann, Larose et Pénicaud recommande de " restaurer des espaces de discussion et d'autonomie dans le travail ", mais " sous la forme de groupes de travail sur le métier ou sur le modèle des anciens cercles de qualité ", destinés avant tout à améliorer le processus de production. De manière surprenante également, nul ne propose de mettre en place davantage de moyens pour faire appliquer les lois existantes, selon lesquelles l'employeur a pour obligation d'éviter les atteintes à la santé mentale, comme celles liées aux risques chimique et biologique.

Les comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), en revanche, constituent un deuxième point de consensus. La commission UMP-Nouveau Centre propose de leur donner un rôle stratégique. Le rapport Lachmann, Larose et Pénicaud suggère, lui, l'élection directe de ses membres, le renforcement de leur formation sur la santé psychologique et la clarification de la répartition des compétences entre le CHSCT et les autres institutions représentatives du personnel. Enfin, Marisol Touraine souhaite que les PME et les TPE puissent disposer de CHSCT. Ces propositions consensuelles s'intègrent dans le deuxième plan santé-travail pour 2010-2014, qui cible en particulier les risques psychosociaux.

En savoir plus
  • L'appel de Santé & Travail " Risques psychosociaux : débattre enfin du travail " est toujours ouvert à la signature sur www.sante-et-travail.fr

  • Le rapport rendu par la commission de réflexion UMP-Nouveau Centre sur la souffrance au travail peut être téléchargé sur www.lasouffranceautravail.fr

  • Le rapport Lachmann, Larose et Pénicaud sur le bien-être et l'efficacité au travail est consultable sur www.travail-solidarite.gouv.fr

  • Les missions d'information du Sénat et de l'Assemblée nationale devraient également mettre à disposition prochainement leurs rapports respectifs.