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Le BTP pressé par le ministère… du retour au travail ?

par Rozenn Le Saint / juillet 2020

Dans ce secteur, la décision des employeurs d’arrêter les activités non essentielles, afin de protéger leurs salariés, a été dénoncée par le ministère du Travail. Celui-ci a imposé une reprise des chantiers, avec des mesures de prévention minimalistes. 

La maintenance des voies de chemin de fer, des installations dans les hôpitaux et usines agroalimentaires, les interventions d’urgence chez les particuliers… Certaines activités du BTP sont essentielles à la continuité de la vie de la nation. Elles concernent environ 200 000 salariés, selon une estimation de l’Organisme professionnel de prévention du bâtiment et des travaux publics (OPPBTP). Mais ils n’ont pas été les seuls travailleurs du secteur à poursuivre leur activité pendant le confinement, au summum de la crise sanitaire. Entre 300 000 et 400 000 salariés au total ont continué le travail, toujours selon l’OPPBTP.
Pourquoi autant ? D’abord, les artisans exerçant à leur compte ont pu craindre que la pause imposée liée au Covid-19 ne soit fatale à la survie de leur entreprise. Des salariés eux-mêmes ont parfois préféré risquer leur santé après avoir touché une paie amputée en mars, les primes liées aux frais professionnels (grand déplacement, etc.) n’étant pas prise en compte dans le calcul du chômage partiel. En outre, « des maîtres d’ouvrage ont considéré que ce n’était pas leur problème, déplore Paul Duphil, directeur général de l’OPPBTP. Or les entreprises du secteur savent que, contractuellement, les coûts induits par l’arrêt d’un chantier leur retombent dessus tant qu’un accord n’est pas trouvé avec la maîtrise d’ouvrage ».

Bras de fer avec le ministère

Enfin et surtout, le gouvernement a fait du BTP un symbole, en matière de poursuite de l’activité économique. « Quand le bâtiment va, tout va », dit l’adage. Or, face au risque pandémique, les trois grandes fédérations patronales avaient appelé à arrêter les chantiers, dès le 17 mars, jour du début du confinement. Si légalement, rien n’empêchait le maintien de l’activité, les employeurs craignaient de ne pas pouvoir assurer la sécurité et la non-contamination de leurs salariés, compte tenu de la difficulté à garantir des points d’eau pour se laver les mains, de l’impossibilité à assurer les distances requises entre personnes lors de travaux collectifs, etc. Muriel Pénicaud, ministre du Travail, a alors accusé les entreprises du secteur de faire preuve de « défaitisme ». Et démarré un bras de fer avec elles, en laissant planer un doute sur la possibilité pour les travailleurs de la construction de percevoir le chômage partiel : le secteur compte 1,36 million de salariés et 320 000 indépendants.
Les fédérations se sont finalement engagées à reprendre les chantiers, lorsque les mesures de prévention étaient applicables, celles-ci devant être édictées dans un guide de préconisations commandé à l’OPPBTP dès le 18 mars. En échange, les travailleurs de la construction ont pu bénéficier du chômage partiel.
« Il y a un souci lié à une méconnaissance du secteur par des strates du pouvoir, qui voient le BTP par le prisme de l’artisan qui travaille seul chez un particulier, commente Paul Duphil. Un chantier, la plupart du temps, c’est un lieu d’échanges permanents, avec des conditions d’organisation complexes liées à la coactivité. C’est un lieu qui bouge tout le temps, ce qui complique la mise en place des gestes barrières : coller un Scotch au sol pour symboliser le mètre de distanciation sociale n’y a pas de sens. » Dans la foulée, une soixantaine d’experts en prévention et en médecine du travail ont planché sept jours sur sept sur un projet de guide dans une ambiance délétère, sur fond de passes d’armes entre les représentants du secteur et le ministère du Travail, qui n’a pas souhaité répondre à nos sollicitations. En tant qu’organisme paritaire, l’OPPBTP a soumis le 23 mars un premier projet aux organisations patronales et syndicales. Celui-ci a obtenu, dès le lendemain, l’accord des premières et de quatre des cinq organisations représentatives des salariés : la CFDT, FO, la CFE-CGC et la CFTC. La grande absente ? La CGT, syndicat majoritaire dans le secteur. « Les seules activités qui auraient dû reprendre pendant le confinement sont celles qui relèvent de l’urgent en temps de crise, comme l’entretien des centrales électriques, les hôpitaux, le funéraire ou les dépannages », explique Bruno Bothua, secrétaire général de la CGT construction.
De son côté, l’OPPBTP a envoyé son projet de préconisations au ministère du Travail. Quand, le 26 mars, ce dernier a renvoyé sa version amendée, les changements sont mal passés. Alors que les organisations patronales et salariales avaient d’emblée exclu de solliciter les apprentis pendant le confinement, le ministère a limité la recommandation aux personnes mineures. FO, la CFE-CGC et la CFTC ont alors retiré leur signature. Finalement, seule la CFDT a entériné le guide publié le 2 avril, avec le sceau du gouvernement.
Une deuxième version a été diffusée le 10 avril, dictée elle aussi par les pouvoirs publics… et par la pénurie de masques. Dans la première mouture, seul le masque chirurgical était préconisé en cas de non-possibilité de respecter la distance d’un mètre. La nouvelle version ajoute l’option des masques textiles lavables. Car pas de masque, pas de respect des recommandations du guide, et donc pas de reprise. Or Bouygues, par exemple, qui espérait recevoir les siens fin mars, a commencé à les réceptionner mi-avril. Eurovia en avait commandé deux millions, dont la moitié seulement a été reçue fin avril. Le 19 avril, dans un droit d’alerte, Frédéric Mau, délégué syndical central CGT d’Eurovia, a dénoncé le fait que soient distribués des masques périmés depuis 2012, vestiges des réserves de l’épisode H1N1, que le service de prévention de l’entreprise avait expertisés et jugés protecteurs.

Une protection adaptée

Le 14 mai, lors d’un séminaire en ligne sur la reprise d’activité en période d’épidémie, auquel Santé & Travail a pu assister, des employeurs indiquaient encore peiner à s’approvisionner en masques chirurgicaux, et s’interroger sur les garanties offertes par les masques textiles. « Nous déconseillons les masques en tissu car on ne connaît pas l’infiltration. Leur nettoyage et leur désinfection sont aussi problématiques », leur répondait Sami Jaafar, ingénieur en prévention au service de santé au travail APST BTP 06. Et ce, même si l’OPPBTP, son partenaire dans l’organisation de cette visioconférence, les préconise dans son guide. Finalement, comment ce vade-mecum, seule référence officielle, est-il perçu sur le terrain ? « Le port du masque n’est pas pensé pour le travail physique. Les gens qui font des efforts respirent davantage, ça n’est pas pris en compte », regrette Bernard Salengro, médecin du travail et expert confédéral de la CFE-CGC. « Ce qui est préconisé dans le guide n’est pas possible à mettre en pratique. Ceux qui portent à plusieurs des charges lourdes doivent revêtir un masque et c’est impossible en plein exercice physique, d’autant que les lunettes de protection provoquent de la condensation », nous indiquait Frédéric Mau le 7 mai. L’OPPBTP a publié depuis une troisième version, le 27 mai, en essayant de réajuster le tir en fonction des remontées du terrain. Les écrans faciaux sont désormais conseillés, en alternative aux lunettes. Le document rappelle aussi que l’autoquestionnaire sur l’état de santé des salariés, proposé aux entreprises, « ne doit donner lieu à des fiches recueillies et enregistrées en aucun cas », afin de garantir le secret médical.

La question du travail réel

Si les caisses régionales d’assurance maladie (Cram) font référence au guide de l’OPPBTP, elles ont publié de leur côté cinq fiches pratiques. « En cohérence avec l’action ciblée que nous menons en direction des maîtres d’ouvrage dans le cadre de notre programme sur les chutes », précise le service de presse de la branche des risques professionnels. « Sur le travail en hauteur, en tant qu’assureurs, les caisses ont pris position de façon plus affirmée que nous vis-à-vis des donneurs d’ordre », admet Paul Duphil, de l’OPPBTP. « Le guide de l’OPPBTP est assez bien fait, plus pertinent que les fiches conseils métiers du ministère du Travail », estime quant à lui Pierre Mériaux, inspecteur du travail et responsable du Syndicat unitaire travail, emploi, formation professionnelle, économie (SNUTEFE FSU). Sa conclusion ? « Les employeurs qui appliquaient déjà l’évaluation des risques n’ont pas eu particulièrement de mal à gérer cette situation de crise sanitaire, constate-t-il. En revanche, ceux qui n’avaient pas l’habitude de se poser la question du travail réel, en interrogeant les salariés de manière à réorganiser l’activité pour garantir la distanciation sociale, ont davantage peiné. »  

« Les décideurs sont revenus à des pratiques de prévention très hygiénistes et verticales »
entretien avec Alain Garrigou professeur d’ergonomie au département hygiène, sécurité et environnement de l’IUT de Bordeaux
Rozenn Le Saint

Qu’est-ce que cette crise a changé concernant la prévention des risques en entreprise ?
Alain Garrigou1 :
Ce qui est nouveau, c’est le fait que l’on nous recommande de faire attention à ne pas exposer les autres, nos proches, notre famille, les personnes âgées… Mal se protéger peut entraîner une contamination pour d’autres. Cette conscience de la responsabilité, au-delà des murs de l’entreprise, montre l’évolution par rapport au temps où les ouvriers de l’amiante contaminaient leurs épouses en ramenant leurs bleus à la maison. Autre fait inédit, le risque est présent tout le temps et partout : pendant l’habillage, le travail, la pause, le repas… Il y a une perception du risque et de sa complexité que l’on n’avait pas sur les autres familles de risques.

Le débat public a beaucoup porté sur les difficultés d’approvisionnement en matériel de protection, et celuici a constitué la pierre angulaire de la politique de prévention. Peut-on résumer celle-ci à ces dispositifs de protection ?
A. G. :
Notre pays a pris le risque, volontairement ou pas, de ne pas être préparé à la situation : on est loin de ce que doit être la prévention. Par ailleurs, face à ce risque-là, on est allé en premier vers de la protection individuelle plutôt que collective. Les décideurs sont revenus à des pratiques de prévention très hygiénistes et verticales. Des préconisations se sont imposées. Probablement qu’en situation de crise, les choix étaient limités. Mais, au travail, les solutions toutes faites venues d’en haut ne sont souvent pas efficaces car elles sont rarement compatibles avec l’activité. A présent, tout l’enjeu est de mettre en place des dispositifs de remontée rapide d’informations du terrain pour adapter les mesures de protection. Par exemple, comment concilier le port de tenues de protection et de masques avec les efforts physiques ou lorsque la température est élevée ? Pour cela, il n’y a pas d’autre alternative que de débattre avec les acteurs pour tenir compte des connaissances et du vécu des salariés. Et de leur expérience.

Cette période inédite laisse-t-elle augurer une valorisation future des enjeux de santé au travail ?
A. G. :
J’ai l’espoir que cette injonction à se protéger, à protéger les autres et les êtres qui nous sont les plus chers face au virus, permette de rééquilibrer les échelles de valeurs entre les enjeux de prévention et les autres impératifs. C’est une opportunité à ne pas rater pour tous les acteurs de la santé.   

 

  • 1professeur d’ergonomie au département hygiène, sécurité et environnement de l’IUT de Bordeaux.