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Cancers professionnels : mobilisation générale

par François Desriaux / janvier 2009

Rien n'y fait. La réglementation a beau avoir progressé de façon spectaculaire, les acteurs institutionnels ont beau s'activer, lancer des plans, des campagnes, les juges ont beau se montrer plus sévères, les fédérations patronales ont beau signer des engagements avec les pouvoirs publics, on compte toujours 2,4 millions de salariés exposés à des produits cancérogènes. Soit 13,5 % des salariés, selon la dernière enquête Sumer1 réalisée par le ministère du Travail en 2003.

Evidemment, certaines catégories sociales et secteurs d'activité sont particulièrement touchés. Les ouvriers représentent 70 % des salariés exposés, et on aurait tort de penser que c'est dans l'industrie chimique que le risque cancérogène est le plus important. La réparation automobile, la métallurgie, l'industrie du bois, la construction exposent au moins 35 % de leurs salariés.

Faut-il pour autant baisser les bras, au motif que beaucoup, déjà, a été fait ? Assurément non ! D'autant que des pistes essentielles restent à explorer, comme vient de le montrer le récent rapport de l'Inspection générale des affaires sociales (Igas) sur la traçabilité des expositions professionnelles.

De notre côté, nous profitons de ce dossier pour lancer un appel à la mobilisation contre les cancers professionnels. Tout d'abord, nous estimons qu'un renforcement des moyens de contrôle de l'Inspection du travail et des services de prévention des caisses régionales d'assurance maladie (Cram) est indispensable, tout comme l'est un durcissement des sanctions à l'égard des employeurs ne respectant pas la réglementation. En effet, il ne sert à rien d'avoir l'une des meilleures réglementations des pays industrialisés si celle-ci n'est pas appliquée.

Dans le même registre, nous proposons l'interdiction ou la restriction de l'emploi de certaines substances ou procédés cancérogènes pour lesquels il existe des alternatives applicables en situation industrielle. C'est le cas, par exemple, pour le béryllium chez les prothésistes dentaires ou pour le chrome 6 dans les peintures. Il faut arrêter de jouer avec le feu.

Ensuite, cette politique répressive doit s'accompagner d'une politique incitative, notamment en direction des petites entreprises. Celles-ci n'ont pas les moyens d'assurer une prévention correcte du risque cancérogène. Une aide technique, voire financière, apportée par les Cram en direction des branches professionnelles concernées est nécessaire pour maîtriser le risque.

Par ailleurs, nous demandons la responsabilisation des donneurs d'ordre vis-à-vis des sous-traitants. Les entreprises utilisatrices ne doivent plus être en mesure de sous-traiter des travaux exposant à des cancérogènes à des entreprises extérieures... tout en incitant ces dernières à ne pas respecter la réglementation par une politique de prix et des cahiers des charges draconiens.

Enfin, nous invitons les partenaires sociaux à relancer le dialogue social sur le travail et son organisation. En effet, les salariés sont les mieux placés pour discuter collectivement des meilleures "façons de faire", permettant de minimiser les expositions aux cancérogènes et d'appliquer les mesures de prévention sans altérer ni leurs conditions de travail, ni la qualité de leur production.

Après la catastrophe sanitaire de l'amiante, nous savons que les expositions d'aujourd'hui produiront les cancers de demain. Refaire les mêmes erreurs constituerait une faute grave.

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    Pour "Surveillance médicale des risques".

Le cancer en trois questions

par Omar Brixi médecin épidémiologiste, responsable du département de prévention à l'Institut national du cancer (Inca) / janvier 2009

Il n'est pas toujours facile de s'y retrouver entre toutes les informations qui circulent sur le cancer, cette maladie qui fait peur... Pourtant, quelques connaissances de base sont indispensables pour promouvoir une meilleure prévention.

On parle souvent du cancer. Il serait sans doute plus juste de parler des cancers. Certes, tous les cancers évoquent la souffrance et la crainte de la mort, tant l'épreuve de la maladie est forte pour les personnes atteintes, comme pour leur entourage. Certes, également, ils ont en commun trois mécanismes essentiels : un processus prolifératif, c'est-à-dire une multiplication sans contrôle de cellules incorrectes ; une invasion des tissus ou des organes avoisinants ; enfin, une diffusion dans tout le corps par le sang ou la lymphe. Mais, derrière ce terme de "cancer", sont regroupées plus de 100 pathologies différentes par leurs structures, leurs localisations, leurs stades, leurs traitements et, surtout, leurs pronostics. Si plus d'un cancer sur deux est guéri en France, cette donnée varie d'une forme à l'autre. Le mésothéliome (cancer de la plèvre), tout aussi meurtrier que les cancers bronchiques, détient un triste record, avec une espérance de vie en général de douze à dix-huit mois. Les cancers de la prostate chez l'homme ou du sein chez la femme connaissent des taux de survie à 75 %, cinq ans après la maladie.

 

Maladie génétique ou environnementale ?

Les cancers ont pour origine une modification de certains de nos gènes. Mais ils ne sont héréditaires que dans moins de 10 % des cas. Chaque cancer est en fait une succession d'altérations d'un ou plusieurs gènes, et cela sur une très longue plage chronologique. D'où un "temps de latence" qui peut aller de cinq à vingt ans, voire plus, entre le début du processus de lésions et la maladie.

Une plus grande compréhension des interactions entre susceptibilité génétique et exposition à des facteurs de risque, dits "exogènes", commence à mettre un terme au vieux débat qui opposait les lectures centrées sur la génétique et celles qui pointaient les risques environnementaux.

 

Pourquoi y a-t-il aujourd'hui davantage de cancers ?

Connus et décrits dès l'Antiquité, les cancers sont de plus en plus courants. Leur incidence (nombre de nouveaux cas sur une période donnée) augmente régulièrement depuis trois décennies. Ce phénomène a plusieurs sources. L'allongement de la vie entraîné par la diminution d'autres pathologies, infectieuses ou cardiovasculaires, accroît statistiquement le nombre de personnes susceptibles de développer des cancers avec le processus de vieillissement. Mais l'augmentation des expositions à des produits cancérogènes présents dans l'environnement ou le travail est également en cause, de même que certains comportements (tabac, alcool...) ou habitudes alimentaires.

Côté environnement, les effets du radon, des rayonnements ionisants, des ondes électromagnétiques et des pesticides sont de plus en plus étudiés et reliés à certains cancers. Par ailleurs, la catastrophe de l'amiante aura permis de lever un coin du voile sur la réalité des expositions professionnelles. Les niveaux et les durées d'exposition sont, au travail, sans commune mesure avec les autres modes de contamination. Parmi les substances toxiques rencontrées en milieu professionnel, citons pêle-mêle : l'amiante, bien sûr, les poussières de bois, les rayonnements ionisants, les métaux tels le cadmium, le nickel et le chrome 6, ou encore le cobalt, la silice, les hydrocarbures polycycliques aromatiques (HPA), les PCB (polychlorobiphényles), le benzène... Aujourd'hui, si l'on identifie un plus grand nombre de substances cancérogènes, avérées ou fortement suspectées, il reste difficile d'évaluer les interactions dues aux expositions multiples. Or celles-ci constituent le cas le plus fréquent : on est rarement exposé à un seul produit.

 

Des risques, même à de faibles expositions ?

En toxicologie, on a coutume de dire que "c'est la dose qui fait le poison". Les relations sont plus complexes s'agissant des cancers. Schématiquement, il existe deux types d'agents cancérogènes. Les premiers sont les agents génotoxiques, qui, agissant directement sur les gènes et initiant la cancérisation, induisent des effets sans seuil ; le seul contact avec un polluant est susceptible d'accroître le risque de cancer, quel que soit le niveau d'exposition. Les seconds sont les agents non génotoxiques qui, n'agissant pas directement sur les gènes, connaissent un seuil à partir duquel les effets apparaissent.

Mais ces modèles étant sujets à de multiples discussions scientifiques, la règle de prévention qui doit s'appliquer, notamment en milieu de travail où les expositions sont longues et répétées, est en priorité la substitution des produits cancérogènes ou, si ce n'est pas possible, des protections collectives ou individuelles et une organisation du travail protégeant au mieux les salariés.

 

Les facteurs professionnels n'ont pas de signature
Marcel Goldberg épidémiologiste à l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et à l'Institut de veille sanitaire (InVS)

Les maladies d'origine professionnelle, notamment les cancers, pèsent lourdement sur la santé de la population, mais ce phénomène reste difficile à quantifier. En effet, la plupart des pathologies susceptibles d'être provoquées par des facteurs professionnels peuvent également avoir pour source d'autres types de causes, personnelles ou environnementales. Ce sont des maladies plurifactorielles. Pour évaluer la "part attribuable" à un facteur de risque professionnel, il ne suffit donc pas d'additionner le nombre de cas de pathologies correspondantes.

Cependant, lorsqu'on dispose de données épidémiologiques adéquates, il est possible d'estimer, au sein d'une population, la proportion de cas d'une pathologie ayant une origine professionnelle. C'est en procédant de la sorte qu'on évalue que, dans les pays industrialisés, de 5 % à 10 % environ de tous les cancers sont d'origine professionnelle. Mais ce raisonnement ne vaut que pour des populations. Il n'est pas transposable au plan individuel, face à un cas de cancer.

En effet, pour la plupart des cancers, plusieurs facteurs de risque - professionnels ou non - ont été identifiés, et chacun peut avoir induit le processus cancérogène. Peut-on savoir lequel est à l'origine d'un cas individuel ? Dans l'état actuel des connaissances, la réponse est négative. Sur le plan médical, rien ne distingue un cancer du poumon dû au tabac d'un cancer du poumon dû à l'amiante, au cadmium ou à la silice. La nature et la structure de la tumeur ne sont pas non plus différentes selon l'agent à l'origine du cancer et il n'existe actuellement aucun marqueur biologique qui serait la "signature" spécifique d'un facteur causal. Cela vaut pour l'ensemble des cancers.

Exception. Le mésothéliome est une exception : c'est un cancer qui n'existe pratiquement pas de façon spontanée et pour lequel un seul agent causal a été identifié, en l'occurrence l'amiante. Dans ce cas, s'il y a mésothéliome, il est admis que seule une exposition à l'amiante peut en être à l'origine ; c'est pour cette raison que son indemnisation par le Fiva1 ne nécessite pas de prouver une exposition à l'amiante.

Il est possible que l'évolution des connaissances scientifiques permette un jour de distinguer chez un patient donné quel facteur, parmi ceux qui sont connus, a déclenché le cancer dont il souffre. Mais on en est loin aujourd'hui. Les seuls éléments déterminants dans l'évaluation de la plausibilité d'une relation causale entre une exposition professionnelle et un cancer sont l'existence même d'une telle exposition, sa durée et son niveau vraisemblables.

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    Fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante.