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Cancérogènes : la traçabilité des expositions est de retour

par Nolwenn Weiler / 18 avril 2024

Un récent décret vient de réinstaurer l’obligation pour l’employeur de recenser les expositions de ses salariés à des substances dangereuses. Un devoir de traçabilité qui avait disparu en France et dont l’application à venir reste sujette à des aléas. Décryptage.

Le 5 avril dernier, la traçabilité des expositions professionnelles aux produits cancérogènes, mutagènes ou reprotoxiques (CMR) a été ré-introduite par décret dans le Code du travail. Elle en avait disparu en 2012, à la suite de la suppression des fiches et attestation d’exposition à ces produits. En plus de compliquer pour les victimes les parcours de reconnaissance en maladies professionnelles, et d’empêcher la prévention des expositions, cette absence de traçabilité mettait la France en porte-à-faux avec ses obligations européennes. La directive mentionnant cette obligation de traçabilité date en effet de …. 2004. « La France sort donc enfin de la situation de sous-transposition dans laquelle elle était », précise Sylvain Métropolyt, représentant de la CFDT à la commission spécialisée n° 2 du Conseil d’orientation des conditions de travail (Coct).
Les employeurs (des secteurs privé et public) ont trois mois pour se mettre à jour et transmettre aux services de prévention et de santé au travail la liste actualisée des salariés susceptibles d’être exposés à des produits CMR. A partir du mois de juillet, salariés et équipes syndicales pourront demander à consulter ces données. « Ce décret conforte l’idée que l’employeur est responsable de l’exposition de ses salariés et qu’il doit transmettre la réalité de cette exposition aux services de santé au travail, commente Paul Frimat, professeur de médecine du travail et auteur en 2018 d’un rapport sur la prévention du risque chimique. A cela s’ajoute, depuis 2021, la possibilité pour le médecin traitant de consulter le dossier médical professionnel, si le patient est d’accord. C’est une vraie avancée pour le suivi post-professionnel. »

Quelle centralisation des données ?

Sylvain Métropolyt veut également croire que « cette liste collective d’exposition sera une vraie plus-value pour les suivis post-professionnel et post-exposition. Mais, pour cela, ajoute-il, les outils techniques et logiciels d’analyses des données dont disposent les services de santé au travail doivent être plus efficaces ». Le syndicaliste évoque comme exemple le logiciel Siseri, qui centralise l’ensemble des données relatives au suivi dosimétrique des travailleurs exposés aux rayonnements ionisants. « On pourrait imaginer un Siseri de la chimie, dit-il. Car pour le moment, on n’a aucune centralisation des données d’expositions aux CMR. Mais nous n’avons aucune promesse ni engagement du gouvernement sur un tel outil. »
Ces incertitudes quant au partage des données ne sont pas les seules limites du décret publié le 5 avril dernier. La liste des salariés exposés aux CMR sera en effet établie à partir du document unique d’évaluation des risques professionnels (DUERP), et cela présente plusieurs inconvénients, le premier étant que de nombreuses d’entreprises n’ont pas de DUERP. « 40 % des entreprises en sont encore dépourvues, parmi les TPE et PME essentiellement, décrit Paul Frimat. L’obligation légale d’établir un DUERP date pourtant de 1989, et le décret qui l’acte, de 2001. »

Angles morts

Autre problème, selon Gérald Le Corre, représentant de la CGT au Coct : les DUERP affaiblissent les risques réels. « Quand ils sont bien faits, les DUERP mentionnent les expositions chimiques et CMR chroniques et quotidiennes, en général celles des personnels qui sont aux postes de production. Mais toutes les opérations non répétitives passent au travers, typiquement la maintenance et le nettoyage, souvent réalisées par des sous-traitants, qui changent d’activité chaque semaine, voire chaque jour. » Pour le syndicaliste, il faut revenir aux dispositions d’avant 2012 avec les expositions par poste de travail, qui présentent l’avantage de « tout prendre en compte y compris les expositions ponctuelles ».
Syndicalistes et chercheurs s’inquiètent par ailleurs de l’absence de mesures coercitives en cas de non-respect de la nouvelle réglementation. « Pour l’instant, il n’y a pas de contrôle de cette transmission, ni de sanction si elle n’est pas faîte », remarque Paul Frimat, favorable à la mise en place d’amendes administratives. Pour lui, il serait pertinent d’avoir une évaluation des nouveaux textes d’ici à cinq ans car « s’il n’y a pas d’amendes administratives, on risque d’avoir des listes très étroites sauf dans certains métiers ou branches où on partira du principe que l’on inscrit tout le monde ».

De nouvelles valeurs limites d’exposition
Nolwenn Weiler

Le décret publié le 5 avril 2024 fixe également de nouvelles valeurs limites d’exposition professionnelle (VLEP) pour certains agents chimiques. « L'acrylonitrile et les composés du nickel sont les deux agents pour lesquels la VLEP devient réglementaire et contraignante. Ils disposaient auparavant de VLEP fixées par circulaire », explique Sylvain Metropolyt, représentant de la CFDT à la commission spécialisée n° 2 du Conseil d’orientation des conditions de travail (COCT). « Ces VLEP sont contraignantes, alors qu’un certain nombre d’entre elles n’étaient qu’indicatives, précise pour sa part Annie Thébaud-Mony, directrice de recherche à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm). Un inspecteur du travail qui réussirait à faire faire des mesures révélant un dépassement les VLEP pourra donc suspendre l’activité de l’entreprise et exiger qu’elle se mette aux normes. » Cela dépendra évidemment des priorités assignées par ministère du Travail concernant les missions de contrôle des inspecteurs du travail. « Pour le moment, ils sont plutôt mobilisés sur les questions de l’amiante, de la prévention des accidents du travail graves et mortels et du travail illégal. Il n’y a pas grand-chose sur les salariés exposés aux CMR », relève Sylvain Métropolyt. Autre problème identifié par les syndicalistes et chercheurs : un certain nombre de ces nouvelles VLEP n’entreront en vigueur qu’en 2025, 2026 ou 2027.