© NATHANAËL MERGUI / MUTUALITÉ FRANÇAISE
© NATHANAËL MERGUI / MUTUALITÉ FRANÇAISE

Centres commerciaux : nuisances en boutiques

par Isabelle Mahiou / octobre 2010

Selon une enquête originale, menée à Lyon auprès des salariés des boutiques du centre commercial de La Part-Dieu, ce type d'environnement est source de nuisances et de contraintes spécifiques, provoquant une usure physique et mentale.

A Lyon, à l'ombre du " crayon ", tour symbole du deuxième centre d'affaires de l'Hexagone, s'étend le quartier de La Part-Dieu, avec son centre commercial. Ce dernier accueille 100 000 visiteurs par jour et abrite 260 magasins sur quatre niveaux. Tout un monde dédié à la consommation, où - à côté des Galeries Lafayette, Carrefour et autres Fnac - 70 % des boutiques ont moins de 11 salariés. Soit un environnement professionnel bien particulier, comme le montre une étude réalisée par le cabinet Transformations sociales, sur le thème : " Qu'est-ce que travailler dans un centre commercial ? ". " Il s'agit d'identifier les contraintes propres au travail dans ce cadre, avec pour but de favoriser le dialogue social sur la vie au travail ", précise Régis Guichard, fondateur du cabinet et animateur de l'étude. Le projet, lancé par le comité régional Rhône-Alpes de la CGT, est né dans le sillage d'un colloque organisé fin 2006, où le témoignage d'une association culturelle de salariés du centre commercial avait retenu l'attention.

Un environnement avec plus de contraintes

L'évaluation quantitative des conditions de travail dans le centre commercial de La Part-Dieu s'appuie sur l'analyse de 672 questionnaires. Les répondants sont en majorité des femmes (500), des employés de magasins de vêtements/chaussures (298) ou de la grande distribution (115). Ils sont concernés à plus de 70 % par les efforts, le port de charges lourdes et les postures contraignantes. Autant que dans le secteur de la construction1  ! Et davantage que dans le commerce (60 %). Près de 50 % des salariés font état de difficultés en matière de pression temporelle, au même niveau que dans la finance (contre 35 % dans le commerce). Ils sont aussi plus nombreux (32 %) à estimer que leur travail n'est pas reconnu par l'entourage professionnel. Plus de 80 % disent souffrir de la chaleur, 60 % du froid et 60 % ont une sensation d'oppression du fait de l'absence de lumière naturelle ; 30 % ressentent une angoisse vis-à-vis du flux de clientèle.

Près de 60 % éprouvent des douleurs, soit le niveau moyen des quinquas dans l'enquête SVP 502 , et la moitié ont la sensation de se fatiguer vite. Presque autant (47 %) se sentent nerveux ou ont des troubles du sommeil. Ceux qui sont soumis à la fois à la pression temporelle et aux efforts sont aussi ceux qui présentent le plus de troubles, et inversement pour ceux qui sont les moins exposés. Point positif : seuls 10 % des salariés disent ne pas pouvoir discuter avec la hiérarchie, 4 % avec les collègues...

  • 1

    Selon l'enquête Evrest (pour " Evolution et relation en santé au travail ") 2008-2009.

  • 2

    Pour " Santé et vie professionnelle après 50 ans ".

Un travail de fourmi

Le projet a trouvé un soutien auprès du conseil régional, qui l'a financé et a réuni les partenaires autour de la table. Toutes les organisations de salariés et d'employeurs ont été conviées au comité de pilotage. Mais l'enthousiasme n'a pas été au rendez-vous : le Medef a décroché rapidement ; la Confédération générale des petites et moyennes entreprises (CGPME), après avoir montré une certaine implication, s'est retirée du jeu. " A leurs yeux, les employeurs sont compétents pour discuter chacun dans son enseigne et il n'est pas souhaitable de centraliser les questions de conditions de travail dans le centre commercial. Encore moins de structurer le dialogue social à travers une instance paritaire de type comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) de site ", souligne Christophe Rigolet, chargé de la santé au travail à la CGT Rhône-Alpes. Quant aux syndicats de salariés, hormis la CGT, leur participation est restée inégale et peu structurée. Seule la CFDT régionale assure un suivi. Même chose pour les représentants du personnel des magasins. Jouent le manque d'heures de délégation ou de motivation, l'existence d'autres priorités..., mais aussi un fort turn-over : " 80 % de renouvellement en deux ans ", selon Régis Guichard.

L'étude elle-même comporte deux volets. Le premier, qualitatif, s'appuie sur des entretiens approfondis : une trentaine, d'ordre ergonomique, réalisés par le cabinet et une quarantaine, sociologiques, effectués par un laboratoire du CNRS. Un travail de fourmi. Les entretiens se sont déroulés sur les coupures ou le temps libre, " en faisant fonctionner les réseaux pour approcher les salariés susceptibles de s'y prêter ", note Régis Guichard. Le second volet, quantitatif, repose sur 672 questionnaires remplis par les salariés (sur 2 500 à 3 000), dont le traitement, en cours (voir encadré), est assuré par le Centre de recherches et d'études sur l'âge et les populations au travail (Créapt). Les questionnaires ont été distribués et récupérés dans les boutiques par les deux animateurs de l'étude avec une lettre d'information et un contact avec le responsable. Une façon aussi " de créer du lien et de se dégager de l'image d'ergonomes de la CGT qui nous était accolée ", complète Claire Vincent-Genod, auteure de la synthèse du volet qualitatif.

Cette synthèse montre que le travail dans une boutique de centre commercial diffère sur bien des points de celui en magasin de centre-ville. Son organisation, si elle relève des boutiques, est aussi conditionnée par la conception des locaux du centre commercial. " L'objectif du centre est de faire de l'argent ", rappelle Christophe Rigolet. Priorité à la surface de vente donc, au détriment de celles accordées aux réserves, locaux administratifs, sociaux... Les pauses, en particulier, souffrent de l'inconfort des locaux réservés, sombres et étroits... quand ils existent. Parfois, c'est un bout de réserve qui fait office de coin repas. " Quand on y mange, on entend tout ce qui se passe, on n'a pas d'intimité, et souvent on abrège notre pause ", témoigne Fatiha Djiara, vendeuse et membre (FO) du CHSCT national de Minelli. Quant aux coursives extérieures, elles ne sont guère accueillantes. Pire, dans les kiosques qui se multiplient au milieu des allées, comme ceux de Brioche dorée, " les filles travaillent seules, ne disposent de rien et doivent se payer les toilettes publiques, à condition qu'elles trouvent quelqu'un pour surveiller leur poste ", raconte Marie-Hélène Thomé, secrétaire du syndicat de site CGT.

Un sentiment d'enfermement

Si elles sont variables, les contraintes physiques attachées aux métiers de caisse et de mise en rayon, comme le port de charges, les gestes répétitifs ou les postures pénibles, sont accentuées par le flux de clientèle. Néanmoins, " les pénibilités sont davantage d'ordre mental que physique, considère Claire Vincent-Genod. Le ressenti négatif du travail porte moins sur son contenu que sur les conditions de son exécution et son environnement ". Aux yeux de Fatiha Djiara, " on supporte mieux les contraintes en centre-ville. Ici, on est enfermé, dans un brouhaha permanent, avec une clientèle stressée, qui tourne et repart d'autant plus facilement qu'elle n'a pas à pousser de porte "

Bruit et lumière sont des sources de pénibilité très partagées, et plus ou moins fortes selon la position du magasin, le poste occupé et la possibilité de s'extraire de cet environnement. Musiques, animations dans le centre et dans les boutiques, jet d'eau central assourdissant... Il y a une association très contraignante. " Je me rends compte que le soir, je parle plus fort ", confie Liliane Mondière, secrétaire du CHSCT de C&A. D'autres expriment des troubles comme des bourdonnements, un " abrutissement ". Malgré les verrières créées en 2001, le centre reste un univers de lumière artificielle ; le sentiment d'enfermement est commun, surtout " l'impossibilité de s'extraire, de sortir du rapport à la clientèle ", constate Claire Vincent-Genod.

L'ambiance thermique est aussi un sujet récurrent : climatisation non mise en route avant l'ouverture, 35 degrés relevés dans tel rayon, problèmes de chauffage... Malgré les mauvaises conditions de travail qu'elle génère, cette situation ne semble pas préoccuper les enseignes et le centre, qui se renvoient la balle. La direction du centre serait fermée à tout échange, selon les syndicats, et le groupement d'intérêt économique (GIE), où siègent des responsables de boutique, est davantage soucieux des campagnes publicitaires du lieu. " Les salariés ont le sentiment d'être délaissés au profit de la rentabilité ", observe Claire Vincent-Genod.

Autre élément spécifique de l'environnement de travail : le flux de personnes qui circule chaque jour dans le centre. Les uns vont dans les boutiques, mais d'autres empruntent ce passage pour se rendre de l'autre côté, s'y mettre à l'abri ou s'y promener. La vigilance est constante, surtout dans les petites boutiques où le salarié fait tout : vente, encaissement, surveillance. Outre sa masse, la clientèle est perçue comme différente de celle de centre-ville : " Elle est moins décontractée, plus pressée, plus agressive, la vente se fait plus vite ", juge Fatiha Djiara. Les relations en pâtissent. L'accompagnement du client aussi, ce qui est vécu comme un appauvrissement du métier chez les salariés ayant une certaine expérience.

Dialogue limité

La pression par rapport aux objectifs joue également. Avec des conséquences sur la charge de travail, la possibilité de prendre ses pauses ou de " bien faire " son travail. " La gestion de cette pression et de la clientèle a un coût pour les salariés en termes de pénibilité mentale ", explique Claire Vincent-Genod. Surtout lorsqu'elle se conjugue avec une faible latitude décisionnelle, comme pour ces caissières de magasin de mode, censées utiliser des phrases types associées à un système de surveillance sophistiqué. " La sensation d'être usée, fatiguée, revient régulièrement dans le discours des personnes, surtout les plus anciennes. Pour certaines, les impacts plus graves sur la santé se font déjà sentir par des arrêts maladie pour dépression ou troubles musculo-squelettiques (TMS) ", conclut l'ergonome.

" On se rend compte, quand on parle avec les gens, qu'il y a beaucoup de souffrance. Mais ce n'est pas facile : on est isolé, on ne se connaît pas ", remarque Liliane Mondière. L'étude pointe ce défaut de relations sociales, même si elle rend compte aussi de " stratégies d'entraide ". En cause : le turn-over, les horaires changeants, la volonté de ne pas s'attarder au centre, l'absence de lieux sociaux... Mais aussi la difficulté pour les syndicats, " encore diabolisés ", d'exister dans le centre. " Difficulté d'entrer en contact avec les employés des petites boutiques, où il y a beaucoup d'abus ", estime Marie-Hélène Thomé. " Difficulté d'avoir une expression publique : la direction du centre, espace privé, y est réfractaire, rien ne doit déborder ", ajoute Chantal Villeneuve, secrétaire générale de la CFDT commerce et services du Rhône. Elle souhaite, comme ses collègues d'autres instances, que l'étude réalisée contribue à une prise de conscience. " Les salariés sont demandeurs, des responsables de boutique sont intéressés ", déclarent les animateurs de l'étude, qui prévoient un large retour d'information sous la forme de journaux, quand l'intégralité des résultats aura été traitée. Un premier pas vers un diagnostic partagé et une possibilité de dialogue ? Tout dépendra de ce que les différents acteurs seront prêts à faire pour prévenir les risques professionnels dans le centre.