" C'est le travail qui est mis en souffrance "

par Martine Rossard / juillet 2010

Dans son dernier livre, Yves Clot, titulaire de la chaire de psychologie du travail du Cnam1 , dénonce les dangers d'une approche victimologique des salariés en souffrance et propose de mettre en discussion la qualité du travail.

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    Conservatoire national des arts et métiers.

Dans votre livreLe travail à coeur,vous dénoncez de fausses solutions et un risque de " despotisme compassionnel " face à la souffrance au travail. Qu'entendez-vous par là ?

Yves Clot : C'est le travail qui est mis en souffrance, mais on gère celle des salariés. Ces derniers ne se reconnaissent plus dans ce qu'ils font, parce que le travail est sacrifié dans des organisations rongées par des critères de rentabilité immédiate. Depuis une dizaine d'années, le conflit s'est exacerbé entre l'obsession financière et le souci du travail bien fait, souvent présenté comme de la " sur-qualité ". Et aujourd'hui, on fait dans la " victimologie ". On multiplie les écoutes, les soutiens psychologiques, les plans d'action... On cautérise, on pasteurise.

Le marché des risques psychosociaux connaît la surchauffe. On voit même des cellules de veille sanitaire à l'affût de personnes " fragiles ", porteuses du risque, qu'on voudrait envoyer se faire soigner à l'extérieur. Il y a un consensus social impensé sur ce sujet. C'est aussi un moyen pour les entreprises de se couvrir en cas de procédure lancée contre la direction. La compassion prescrite peut déboucher sur une sorte d'obligation de soins relevant d'une vraie police sanitaire. Au risque de s'enfermer dans l'hygiénisme. Je parle de " despotisme compassionnel ", parce que la souffrance au travail devient un domaine de gestion comme les autres, avec ses protocoles et ses indicateurs. Dans le livre, j'essaie de comprendre comment on en est arrivé là.

Quelle approche faudrait-il adopter ?

Y. C. : Il y a un déni sur la qualité du travail. Même entre collègues, il est devenu difficile de discuter sur les critères du travail bien fait. Dans le monde syndical, on s'intéresse plus au stress au travail, à l'évaluation de ce stress pour agir sur les directions qu'à l'action concrète pour résister avec les salariés face à la dégradation de la qualité du travail. Les salariés sont alors " victimisés ", poussés encore à la passivité, alors que leur initiative au nom du travail bien fait est possible. S'ils ne prennent pas en charge cette question, ils seront pris en charge par les managers de l'âme. Il n'y a pas de collectif possible sans assumer cette responsabilité.

Comment voyez-vous la situation évoluer ? Y a-t-il matière à être optimiste ?

Y. C. : On parle de stress, mais, sur ce sujet, le consensus s'avère d'autant plus factice que l'accord de 2008 signé par tous1 est boiteux. La définition retenue par cet accord cible l'absence de ressources des opérateurs pour faire face aux exigences de l'organisation. Mais ce sont d'abord les organisations qui n'ont plus les moyens de répondre aux exigences des salariés qui veulent travailler correctement. Dans l'entreprise, on discute des critères de performance au niveau de la direction d'un côté et de la santé au travail dans les comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) de l'autre. Ce dualisme ne tient plus. Il faut des instances de décision nouvelles dans l'entreprise pour parler de la qualité du travail. C'est un noeud politique. Ainsi, aux Etats-Unis, le pétrolier BP a rayé de la carte les côtes de la Louisiane en piétinant d'abord le travail des opérateurs de la plateforme. Onze ouvriers, qui avaient tiré la sonnette d'alarme, sont morts. Le sort du travail et celui de la planète sont liés.

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    L'accord national interprofessionnel sur le stress au travail a été signé le 2 juillet 2008 par l'ensemble des organisations patronales et syndicales.

En savoir plus
  • Le travail à coeur. Pour en finir avec les risques psychosociaux, par Yves Clot, La Découverte, 2010.