Changer le travail : par où commencer ?

par François Desriaux / juillet 2010

Thomas Coutrot, économiste et coprésident d'Attac, a refusé de signer l'appel à " débattre enfin du travail " lancé en janvier dernier par notre magazine. Il s'en explique avec François Daniellou, professeur d'ergonomie et corédacteur de ce texte.

En janvier, notre magazine a lancé sur son site Internet un appel intitulé " Risques psychosociaux : débattre enfin du travail ". Vous estimez que ce texte, coécrit par François Daniellou, demeure trop timide dans ses préconisations. Pourquoi ?

Thomas Coutrot : Cet appel fait un excellent diagnostic de la situation, en incriminant les politiques managériales centrées sur la compression des coûts, l'éclatement des collectifs, la précarisation, qui induisent une perte du sens du travail et de la possibilité de faire un travail de qualité. Il impute clairement ces dérives à l'obsession de la rentabilité financière à court terme, ce que j'appellerais " la domination totalitaire de la logique actionnariale ". Mais les remèdes proposés apparaissent, disons-le franchement, dérisoires par rapport au diagnostic : davantage de formations pour les élus CHSCT [comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail, NDLR], création de " délégués de prévention " dans les PME, réactivation du droit d'expression des salariés sur leurs conditions de travail... Ces préconisations nous renvoient trente ans en arrière, au moment des lois Auroux de 1982, comme si rien ne s'était passé depuis. Elles ne posent pas la question de réels contre-pouvoirs dans l'entreprise, qui seraient en mesure de contester la domination absolue des actionnaires.

François Daniellou : Nous sommes d'accord sur le fait que la souffrance psychique au travail trouve son origine dans la " libéralisation " généralisée du marché mondial et dans le renforcement d'un actionnariat financier recherchant uniquement le profit à court terme, au détriment même du développement des entreprises. La question est de savoir où sont les ressources de résistance. On ne peut pas penser que plus les gens sont malheureux, plus ils vont se révolter : tout démontre le contraire. On décrit souvent des travailleurs accablés, ayant perdu toute capacité de résistance. Mais s'ils souffrent tant, c'est qu'ils résistent, qu'ils tentent localement de donner " forme humaine " à leur travail, de prendre soin de ce qui varie, de bien servir le client ou l'usager, de faire leur affaire de ce qui n'est pas conforme aux prescriptions standardisatrices. Seulement, les contradictions entre leur vision du travail bien fait et la vision de la qualité prescrite par l'organisation ne se débattent nulle part, même pas avec les collègues : elles sont intériorisées par chaque salarié isolé et se traduisent par des conflits intrapsychiques qui les déchirent et les paralysent. Les risques psychosociaux sont l'intériorisation de conflits sociaux, ou au moins de controverses, qui n'ont pas lieu.

Vouloir que les travailleurs, avec l'appui de leurs représentants, puissent exprimer haut et fort leur vision du travail bien fait et provoquer le débat avec l'organisation, c'est tenter de passer de la résistance individuelle, microscopique, inscrite dans l'activité même, à un partage des formes de résistance individuelle au sein des collectifs et à une conflictualité sociale centrée sur le contenu du travail. Les " petites " victoires locales sur l'organisation peuvent être le début d'une reconstruction des collectifs et d'une reconquête du pouvoir d'agir collectif. Ce n'est qu'à cette condition que de nouveaux pouvoirs institutionnels des représentants des salariés, qui sont évidemment nécessaires, pourront avoir une quelconque pertinence.

Cela fait une vingtaine d'années que les campagnes de prévention des troubles musculo-squelettiques (TMS) échouent les unes après les autres. Ne faut-il pas envisager des mesures plus radicales, comme l'interdiction de certains modes d'organisation du travail ?

F. D. : Cela conduirait sans doute à une accélération des délocalisations. Les TMS sont le reflet d'organisations rigides qui veulent assurer une production flexible. L'articulation entre les deux est obtenue par les ajustements que les travailleurs doivent faire sans arrêt pour assurer la production : à-coups, accélérations, débordement génèrent à la fois les sollicitations biomécaniques et le stress qui engendrent les TMS. Il faut provoquer le débat sur l'inadaptation des formes d'organisation, en mettant en lumière les coûts qu'elle entraîne. On peut ainsi diminuer le seuil d'effectif de salariés à partir duquel les coûts des risques professionnels ne sont pas mutualisés mais facturés individuellement à l'entreprise, afin de la responsabiliser. On peut amener les entreprises à mieux mesurer le coût réel de l'absentéisme, et augmenter le coût du recours à l'intérim. On peut mieux protéger de l'exclusion les salariés victimes de TMS, en rendant plus difficile le licenciement pour inaptitude. Il faut réinternaliser l'ensemble des coûts des TMS, pour que les entreprises perçoivent la nécessité de repenser leur organisation productive.

T. C. : Tout à fait d'accord. Aujourd'hui, les directions d'entreprise considèrent les TMS comme des " dégâts collatéraux de la compétitivité ". Réduire les cadences ou améliorer les marges de manoeuvre des salariés serait possible, bien sûr, mais les managers estiment le plus souvent que cela plomberait la productivité, et donc la rentabilité. Et ils n'ont pas forcément tort, dans la mesure où ce sont les salariés et la société qui supportent l'essentiel des coûts des maladies professionnelles. Donc réinternaliser ces coûts est essentiel, mais cela réduirait de fait la rentabilité du capital, et donc on retombe sur le problème des délocalisations. C'est pourquoi il n'y a pas de solution durable au problème du travail sans mettre en cause l'organisation économique actuelle.

Si la solution aux problèmes de santé au travail passe par davantage de démocratie au sein des entreprises, ne faut-il pas donner plus de pouvoir aux instances représentatives du personnel, revoir le mode de désignation des élus de CHSCT et instaurer aussi une représentation salariale dans les PME ?

T. C. : C'est en effet le problème clé : faire reconnaître le droit au travail décent, c'est-à-dire à un travail où la qualité de citoyen ne soit pas systématiquement déniée au travailleur, un travail sur lequel il ait le droit de s'exprimer et où il puisse participer aux décisions sur quoi produire et comment produire. Poser cette ambition ne signifie pas renvoyer toute amélioration à une future et hypothétique révolution. Mais cela implique de proposer des réformes qui donnent des outils pour avancer. Les représentants du personnel doivent avoir non seulement un droit à " l'information-consultation ", mais aussi un droit de veto sur les décisions stratégiques qui impactent le travail et l'emploi. Ils doivent pouvoir peser sur les décisions de réorganisation, de délocalisation, et même sur les plans d'investissement à long terme. Et il faudrait élargir la représentation du personnel non seulement aux sous-traitants - ce qui résout la question des PME -, mais aussi aux principales entités qui sont parties prenantes de la vie de l'entreprise, à commencer par les riverains, les associations écologistes, les collectivités locales...

La question du travail doit sortir de la sphère privée, du face-à-face entre employeur et salariés, pour devenir une question politique majeure. C'est aujourd'hui l'enjeu essentiel du débat sur les risques psychosociaux, mais cela va bien au-delà : les risques écologiques, eux aussi, doivent être appréhendés comme un enjeu clé du débat autour du travail. Quand la plateforme pétrolière BP explose, elle tue des ouvriers et elle pollue le golfe du Mexique. Les catastrophes industrielles mettent spectaculairement en évidence le lien entre mauvaise qualité du travail et risques pour la santé et l'environnement, mais ce lien est plus généralement au coeur des problèmes écologiques.

F. D. : En attendant que les forces en présence conduisent à de telles évolutions, je considère qu'il y a urgence à développer les moyens des CHSCT, notamment le temps disponible pour aller sur les situations de travail, le droit à la formation aux risques spécifiques de l'entreprise, l'existence de comités de bassin d'emploi ou de branche pour toucher les PME. L'élection au suffrage universel des élus de CHSCT, comme pour les autres représentants du personnel, présente des avantages et des inconvénients par rapport au mode de désignation actuel. Cela mériterait un autre débat.

T. C. : Bien sûr, ces moyens nouveaux sont nécessaires à court terme, mais cela ne suffira pas. Il faudra aussi remettre en question les modes de gouvernance des entreprises, imposer de vrais contre-pouvoirs. C'est certes du moyen terme, mais aujourd'hui trop peu d'acteurs sociaux ou syndicaux portent cette exigence. Pourtant, l'analyse des rapports de travail en montre bien la nécessité.

L'allongement de la durée de cotisation et le report de l'âge de la retraite apparaissent comme les mesures incontournables que le gouvernement veut promouvoir pour faire face aux déficits des régimes. Pensez-vous qu'il soit raisonnable de faire travailler les salariés plus longtemps, et à quelles conditions cela vous semble-t-il possible ?

F. D. : L'âge civil n'est pas l'âge du corps. A 60 ans, il y a de jeunes retraités aisés et fringants, et des personnes épuisées, qui sont en invalidité depuis plusieurs années et disposent d'une espérance de vie bien moindre. L'âge ne peut pas être la mesure du droit à la retraite. La durée travaillée est une approche plus acceptable du point de vue de la santé, à condition que les années passées à travailler la nuit, à la chaleur, à la chaîne, sur les chantiers ou encore avec des risques toxiques graves soient affectées d'un coefficient de majoration pour intégrer la pénibilité. Mais on ne peut raisonner sur la retraite sans se pencher sur les conditions de travail des salariés vieillissants : de très nombreuses situations de travail sont intenables pour des salariés de 50 ans. Il faut aussi prendre dès maintenant en compte le futur que l'on génère pour les jeunes qui sont durablement sans emploi et auront le plus grand mal à accumuler les trimestres nécessaires. Le débat sur les retraites devrait être aussi un débat sur ce que les organisations du travail font de la vie de chacun.

T. C. : Je suis d'accord du point de vue théorique. Mais dans la situation actuelle, abandonner un repère collectif comme la retraite à 60 ans au nom de la diversité des situations individuelles, ce serait favoriser un délitement accentué des solidarités. C'est pourquoi la question du financement et donc de la redistribution des richesses est aujourd'hui la question centrale du débat sur les retraites, c'est celle à partir de laquelle on peut reconstruire du rapport de force politique. Mais je reconnais que cela laisse ouverte la question clé que vous évoquiez au début de notre débat : comment reconstruire du pouvoir d'agir collectif dans les entreprises ? Je n'ai pas de réponse simple, bien sûr, mais une conviction : les salariés ne retrouveront prise sur le travail qu'en le posant comme une question politique qui dépasse les limites de l'entreprise.

En savoir plus
  • L'appel " Risques psychosociaux : débattre enfin du travail " peut être signé sur notre site : www.sante-et-travail.fr

  • " Ce ne sont pas des "risques psychosociaux", ce sont les ravages du capitalisme ", article où Thomas Coutrot expose, avec Christine Castejon, son point de vue contradictoire, est accessible sur ce même site.