Plantation en Guadeloupe - © Nathanaël Mergui/Mutualité française
Plantation en Guadeloupe - © Nathanaël Mergui/Mutualité française

Chlordécone : chronique d'une catastrophe évitable

par Eliane Patriarca / janvier 2019

En 1981, lorsque le ministère de l'Agriculture homologue le chlordécone, pesticide utilisé dans les bananeraies antillaises, le produit est déjà interdit aux Etats-Unis car trop toxique. Travailleurs, population et environnement vont être durablement contaminés.

Comment ne pas penser au drame de l'amiante ? Là aussi, tout a commencé dans le milieu professionnel. Les premières victimes du chlordécone aux Antilles ont été les travailleurs agricoles, qui épandaient ce pesticide dans les bananeraies. Sous ces latitudes tropicales, c'est le plus souvent à mains nues et sans aucune protection qu'ils maniaient les granulés ultratoxiques de ce perturbateur endocrinien. Le chlordécone a permis aux planteurs de lutter contre le charançon des bananiers. Mais les 300 tonnes déversées de 1971 à 1993 ont aussi provoqué un désastre sanitaire et environnemental. La molécule s'est infiltrée dans les milieux naturels et la chaîne alimentaire : elle imprègne désormais le sang de 90 % des 800 000 Guadeloupéens et Martiniquais. Le bilan environnemental est aussi dramatique : des terres empoisonnées pour plus de six cents ans, des rivières et nappes phréatiques contaminées, un littoral souillé...

Ce n'est qu'à l'automne dernier que l'Etat a commencé à reconnaître l'ampleur des dégâts. Emmanuel Macron, en visite en Martinique, a déclaré : "La pollution au chlordécone est un scandale environnemental, [...] le fruit d'une époque désormais révolue, [...] d'un aveuglement collectif." Le chef de l'Etat a annoncé l'ouverture d'une procédure pour faire reconnaître en maladies professionnelles les pathologies provoquées par le pesticide. Des mots que les Antillais attendaient depuis des années.

Car cette catastrophe aurait pu être évitée. Mais elle a été gérée par les pouvoirs publics a minima, en laissant dans le flou les risques pour la population et en ostracisant les fonctionnaires et chercheurs qui plaçaient la santé publique avant tout impératif économique ou politique. Cela afin de préserver les productions agricole et piscicole locales, mais aussi pour ne donner prise à aucune revendication qui conduirait l'Etat à devoir indemniser les victimes. La preuve par quatre épisodes clés dans cet empoisonnement au long cours.

1981, la faute originelle

En 1975, dans l'usine qui fabrique le chlordécone en Virginie, aux Etats-Unis, une exposition accidentelle engendre troubles neurologiques et testiculaires chez les employés ainsi qu'une pollution du fleuve James et de la baie de Chesapeake. L'usine est fermée, et le produit interdit par l'Agence américaine pour l'environnement, car faisant "courir des risques pour la santé humaine et l'environnement qu'il n'est pas raisonnable d'accepter". La France fait un choix opposé. Certes, en 1968, l'homologation du chlordécone a été rejetée par la Commission des toxiques (ComTox), rattachée au ministère de l'Agriculture, à cause de la rémanence de la molécule dans l'environnement. Mais c'est alors le seul insecticide efficace contre le charançon, lequel menace le pilier de l'économie antillaise, la banane. En 1971, la ComTox accorde donc une autorisation provisoire de vente d'un an. Renouvelée en 1976 seulement. Mais qui s'en préoccupe ?

En 1977 et 1980, des chercheurs de l'Institut national de la recherche agronomique (Inra) signalent la pollution des sols des bananeraies et des milieux aquatiques par le chlordécone. Alertes ignorées. Au contraire : deux cyclones ayant favorisé le développement des charançons, les planteurs antillais souhaitent renforcer l'usage du pesticide. Une nouvelle formule est homologuée en 1981 par le ministère de l'Agriculture. "Comment la ComTox a-t-elle pu ignorer les données sur les risques avérés publiées dans de nombreux rapports aux Etats-Unis, le classement du chlordécone en 1979 dans le groupe des cancérogènes potentiels, les données sur l'accumulation de cette molécule dans l'environnement aux Antilles françaises ?", s'interroge Pierre-Benoît Joly, sociologue à l'Inra, qui a retracé l'histoire du pesticide (voir "A lire"). "Les représentants du lobby agricole étaient plus nombreux que les toxicologues et défenseurs de la santé publique", observe-t-il. Même lorsque la France interdit l'insecticide en 1990, il restera autorisé par dérogation aux Antilles jusqu'en 1993.

2002, le lanceur d'alerte muselé

En 1998, Eric Godard, ingénieur sanitaire, chef du service santé-environnement à la direction départementale de l'Action sanitaire et sociale (DDASS) de Martinique, parvient à mettre en évidence la pollution des eaux destinées à la consommation par le chlordécone. Il obtient la fermeture des captages d'eau incriminés, la filtration des autres. En 2002, il remet à sa hiérarchie un rapport explosif : celui-ci révèle que les sols antillais sont pollués, tout comme les légumes qui y poussent, jetant ainsi le soupçon sur tout produit du terroir. Le rapport est enfoui, l'ingénieur évincé : "Je me heurtais à la volonté des pouvoirs publics de ne pas effrayer la population et de préserver les productions agricoles locales", se souvient-il.

Eric Godard persévère dans l'ombre et obtient que soient rendues obligatoires des analyses de sol avant toute plantation de légumes sur une terre contaminée. Il alerte directement le ministère de la Santé pour qu'on recense les ouvriers agricoles exposés, protège les femmes enceintes, évalue l'imprégnation de la population... Autant de mesures qui seront adoptées... mais seulement six ans plus tard, en 2008. Entre-temps, blacklisté par les services de l'Agriculture, écarté des données dont il a besoin pour travailler, Eric Godard s'est fait muter en Guyane. Fonctionnaire de l'Etat, habité par sa mission de santé publique, il reprendra le combat contre le pesticide aux Antilles en 2006.

2008-2014, l'État intervient à reculons

Depuis 2003, en Guadeloupe, Luc Multigner, épidémiologiste à l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), pilote pour ce dernier, et avec le CHU de Pointe-à-Pitre, plusieurs études épidémiologiques. Les médecins, inquiets du fort taux d'incidence de cancers de la prostate aux Antilles - l'un des plus élevés au monde, avec 500 nouveaux cas par an dans chaque île -, s'interrogent sur le lien avec le chlordécone. Pourtant, c'est la poussée de fièvre médiatique provoquée par les propos d'un cancérologue parisien, Dominique Belpomme, parachuté quelques jours aux Antilles, territoire dont il dénonce "l'empoisonnement", qui fait réagir l'Etat. En 2008 est lancé le premier plan national d'action contre le chlordécone. Des limites maximales de résidus (LMR) du pesticide dans les légumes, viandes et poissons sont fixées pour restreindre la contamination. On en est aujourd'hui au 3e plan chlordécone. Mais le bilan des deux premiers est "mitigé", selon une évaluation de 2012, qui épingle la communication "illisible" de l'Etat, son "absence de stratégie", et déplore que les travailleurs des bananeraies, "partie de la population la plus certainement exposée, ne bénéficient d'aucune prise en charge particulière".

En 2010, Luc Multigner publie les résultats d'une étude sur le cancer de la prostate et démontre l'association significative avec l'exposition au chlordécone. Le risque est multiplié par deux dès que la concentration dépasse un microgramme par litre de sang ! Or les travailleurs des bananeraies présentent la concentration plasmatique la plus élevée. D'autres études établissent un risque de prématurité pour les femmes enceintes exposées et des effets néfastes sur le développement cognitif et moteur de leurs nourrissons. "Jusqu'en 2013, le dossier suit un cheminement quasi normal, se souvient le chercheur. J'entendais même dire dans les ministères que tout était réglé. Or ce n'est pas un problème ponctuel que l'on pourrait résoudre avec une interdiction comme pour le glyphosate, mais une sorte de Tchernobyl chimique !"

En 2014, l'Institut national du cancer (Inca), alors dirigé par Agnès Buzyn, cesse brutalement de financer l'étude que Luc Multigner a lancée en Martinique sur le cancer de la prostate. En 2017, interpellée sur ce sujet par des parlementaires ultramarins, Agnès Buzyn, devenue ministre de la Santé, se justifie en évoquant un "biais méthodologique" dans l'étude. Elle soutient que le lien de causalité entre cancer de la prostate et chlordécone n'est pas avéré, mais assure qu'elle est "prête" à remettre de l'argent pour "tout scientifique souhaitant monter une étude robuste". D'après Luc Multigner, cela revient à instiller le doute pour "tout renvoyer aux calendes grecques".

2018, un double discours

En septembre dernier, le président de la République ouvre enfin la voie à une indemnisation des travailleurs agricoles. Une avancée, donc. Pourtant, à y regarder de plus près, le gouvernement continue à agir a minima. D'abord parce qu'Emmanuel Macron a simultanément rejeté l'idée d'une "réparation individuelle pour tous", claquant ainsi la porte au nez des parlementaires ultramarins qui, en juillet, avaient demandé la création d'un fonds d'indemnisation des victimes du chlordécone aux Antilles. Ensuite parce qu'il a soutenu qu'"il n'y a pas de preuves scientifiques établies de l'effet sur la santé" du pesticide, "même si on présume le lien avec des naissances prématurées, des retards de développement cérébral et d'autres pathologies". Un discours équivoque.

"Le chef de l'Etat ne cite pas le cancer de la prostate, pourtant la seule pathologie éligible au titre de maladie professionnelle", tacle Luc Multigner. De plus, il reprend l'élément de langage gouvernemental sur l'absence de preuve. Bien sûr qu'une étude épidémiologique ne peut prouver un lien de causalité, ce serait comme démontrer l'existence de Dieu ! Mais un lien de présomption fort entre exposition au chlordécone et cancer de la prostate a été établi, et ce qui importe, c'est combien des nouveaux cas par an sont attribuables au pesticide."

 

"Le ministère de la Santé était trop faible pour faire contrepoids"
entretien avec William Dab, professeur titulaire de la chaire d'hygiène et sécurité au Conservatoire national des arts et métiers, président du conseil scientifique du plan national chlordécone de 2008 à 2010
Eliane Patriarca

Le récent discours du président de la République a-t-il marqué un tournant dans la gestion de la pollution massive des Antilles par le chlordécone ?

William Dab : Sans aucun doute. C'est la première fois que le chef de l'Etat s'exprime sur le sujet. Le terme de "scandale" montre qu'il a pris la mesure de cette situation exceptionnelle et très regrettable. L'aveuglement dont il a parlé face à ce scandale environnemental renvoie, je crois, au retard à l'action considérable qui caractérise ce dossier.

En quoi cette pollution est-elle exceptionnelle ?

W. D. : Elle est unique par la durée de l'exposition : la terre est contaminée pour des siècles dans l'état actuel des techniques de dépollution. Ensuite, par le fait qu'une partie de la population générale dépasse la valeur toxicologique de référence, ce qui est rarissime. Enfin, parce que 90 % de la population est contaminée.

En 2009, vous avez remis le rapport du conseil scientifique du plan national chlordécone au gouvernement. Mais il a fallu que vous dénonciez dans Le Mondeles risques accrus de cancers provoqués par la contamination pour qu'il sorte des tiroirs. Pourquoi ?

W. D. : Le directeur général de la Santé nous avait reçus avec beaucoup d'intérêt. Le blocage a été de nature politique et on ne m'en a jamais donné la raison. Dans notre rapport, nous n'accusions personne. Nous avions proposé ce qui nous paraissait utile et faisable pour protéger la population antillaise.

L'Etat est-il dépassé par la catastrophe ?

W. D. : En matière de risque, l'Etat est peu armé pour gérer des problèmes complexes, multifactoriels, aux impacts incertains. Il a été construit à l'époque napoléonienne et il s'agissait alors de permettre au pays de transformer en richesses les avancées scientifiques. Aujourd'hui, la première question est de savoir comment on agit dans une situation d'incertitude. La culture de l'Etat, comme son organisation, n'est pas pensée pour une telle problématique.

Le retard à l'action ne relève-t-il pas simplement d'un arbitrage de l'Etat ?

W. D. : Il est évident que dans les années 1970-1980, la préoccupation générale était la protection des bananeraies. A cette époque, notre pays avait un retard considérable en matière de sécurité sanitaire, comme on l'a vu dans les dossiers du sida, de l'hormone de croissance, de la vache folle et de l'amiante. Le ministère de l'Agriculture a joué son rôle en défendant les agriculteurs. En face, le ministère de la Santé était trop faible pour faire contrepoids.

Cette catastrophe était-elle évitable ?

W. D. : Les risques sanitaires du chlordécone étaient entièrement contrôlables, comme ceux de l'amiante d'ailleurs. Il fallait pour cela une veille scientifique active, un réseau de santé publique compétent, des acteurs économiques et politiques responsables et une véritable culture du risque. Sur ces points, nous avons progressé, mais pas suffisamment. L'environnement et le travail sont deux maillons faibles de la santé publique en France. La dimension interministérielle ne facilite pas les choses, car la Santé manque de moyens pour pleinement jouer son rôle face aux ministères à vocation économique.

L'Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) et l'Inserm ont été sollicités par le gouvernement pour instruire la question de la reconnaissance des maladies professionnelles liées au chlordécone. "Les travaux épidémiologiques sur les relations entre mortalité par cancer et exposition au chlordécone seront précieux et complétés par une étude concernant les chefs d'exploitation et salariés agricoles ayant travaillé dans les bananeraies entre 1971 et 1993", explique Gérard Lasfargues, directeur général délégué de l'Anses. Mais les résultats de cette dernière recherche, conduite conjointement par l'Inserm et Santé publique France, ne devraient pas être publiés avant fin 2019. Des données intermédiaires devraient néanmoins être incluses dans l'actualisation, attendue en janvier, de l'expertise collective menée par l'Inserm en 2013 sur les pesticides, dont le chlordécone. Une fois toutes ces données réunies, l'Anses rendra un avis permettant aux commissions spécialisées des régimes général et agricole de la Sécurité sociale de se prononcer sur la création d'un tableau de maladies professionnelles. Le chemin sera donc bien long avant la réparation promise.

En savoir plus
  • La saga du chlordécone aux Antilles françaises. Reconstruction chronologique 1968-2008, par Pierre-Benoît Joly, Inra, 2010.