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Les chômeurs inaptes sacrifiés sur l’autel du plein emploi

par Catherine Abou El Khair / janvier 2023

Le nouveau tour de vis du gouvernement sur les règles d’indemnisation du chômage fragilise encore davantage les demandeurs d’emploi malades ou handicapés. Un accompagnement adapté serait préférable pour pallier les difficultés de recrutement des entreprises.

« Dans la période que nous connaissons, dix-huit mois pour retrouver du travail, c’est suffisant », a déclaré Olivier Véran, le 22 novembre. Ainsi le porte-parole du gouvernement justifiait-il la baisse de 25 % de la durée d’indemnisation pour les demandeurs d’emploi ouvrant des droits à partir du 1er février 2023. A condition que le taux de chômage reste en dessous de 9 %. Inédit en France, ce critère de modulation automatique de l’assurance chômage selon la conjoncture économique a été imposé par l’exécutif. Les partenaires sociaux, qui négocieront les règles applicables à partir de 2024, devront en conserver le principe. S’y ajoutent deux autres mesures, adoptées par le Parlement ; elles visent à exclure du système les salariés en fin de contrat à durée déterminée ou de mission d’intérim qui refusent à deux reprises une proposition d’emploi pérenne et ceux qui abandonnent leur poste sans motif légitime. La pression monte d’un nouveau cran sur les demandeurs d’emploi. « On part du principe que les chômeurs refusent les offres d’emploi, alors que le marché du travail n’a pas connu de profonde évolution », remarque Jean-Marie Pillon, maître de conférences en sociologie à l’université Paris Dauphine. En effet, seules 6 % des offres traitées en 2021 par Pôle emploi n’ont pas été pourvues.

Pas de carrière dans les métiers en tension

Aussi l’argument de la généralisation des difficultés de recrutement mis en avant pour justifier cette réforme apparaît mince. Cette appréciation des employeurs peut s’expliquer, selon l’opérateur public qui la mesure, par « la qualité des candidatures, la nature du poste, les procédures de recrutement, ou encore le manque de disponibilité et de “savoir-faire” du recruteur ». Et elle signale moins un manque de dynamisme du marché du travail qu’une récurrence des embauches dans des secteurs très spécifiques, comme l’hôtellerie-restauration, le BTP ou les services à la personne, d’après Jean-Marie Pillon. « Les métiers en tension se caractérisent par un fort turn-over, poursuit le sociologue. Les gens n’y font pas carrière, faute de promotions qui permettraient d’échapper à des conditions de travail difficiles. »
En diminuant la durée maximale d’indemnisation, le gouvernement anticipe un retour au travail plus rapide des chômeurs en fin de droits. Or, d’après Pôle emploi, 21 % des inscrits au chômage depuis plus de deux ans signalent à leur conseiller que leur état de santé est un frein à leur réinsertion. « Cette réforme méconnaît le fait que de plus en plus de personnes arrivent au chômage à la suite de problèmes de santé », pointe Dominique Lhuilier, professeure émérite en psychologie du travail au Centre de recherche sur le travail et le développement (CRTD)1 . En 2015, Pôle emploi faisait déjà état de quelque 100 000 licenciements pour inaptitude, dans une étude publiée en 2017 : « Licenciés pour inaptitude : les effets positifs de l’accompagnement par Pôle emploi ». Un chiffre qui ne rend pas compte du poids des pépins physiques ou des difficultés psychiques dans les ruptures de parcours professionnels. Lesquels se cacheraient en partie derrière les démissions et autres ruptures conventionnelles. Et touchent de nombreux seniors sans emploi, victimes d’usure professionnelle. On voit dans quel dilemme la réforme place les chômeurs les plus fragiles : soit prendre un boulot avec des conditions de travail dégradées, qui vont détériorer encore plus leur santé ; soit sombrer plus vite dans la précarité, avec la fin de leurs indemnités. « Si l’on met une pression très forte sur les personnes en insertion pour prendre les postes pénibles, il est probable qu’elles n’y tiennent pas longtemps », estime Jean-Marie Pillon.

 « La prévention de la désinsertion relève du discours »

La complexité des liens entre travail, chômage et santé appelait à davantage de prudence. C’est ce que tente d’éclairer une recherche-action menée par le CRTD avec le Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (Lise). « Souvent, les problèmes de santé se fabriquent au travail mais la prévention de la désinsertion professionnelle relève encore du discours », commente Dominique Lhuilier, l’une des copilotes du projet. Les chercheurs ont conduit des entretiens avec 108 chômeurs souffrant d’un mauvais état physique ou psychique. Un échantillon qui a permis de mettre en lumière plusieurs « profils » : ceux qui ont « sacrifié » leur santé au travail en occultant la douleur, jusqu’à la rupture ; ceux qui connaissent un défaut d’insertion professionnelle chronique, parfois associé à des pratiques addictives ; ceux qui ont vu leur état mental de dégrader sur fond d’emploi précaire.
Le chômage participe lui aussi à la dégradation de la santé. Une étude de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), publiée en 2014, montre qu’il favorise l’apparition de troubles du sommeil et la dépression. La privation d’emploi est aussi associée à « un risque d’accidents cardiovasculaires presque deux fois plus élevé et à une mortalité toutes causes confondues presque trois fois plus élevée par rapport à des personnes de même âge et de même sexe occupant un emploi ». C’est un vécu dont témoignent les chercheurs d’emploi. D’après un sondage réalisé en 2021 par quatre associations (Solidarités nouvelles face au chômage, la Cravate solidaire, Territoires zéro chômeur de longue durée et Force femmes), 38 % d’entre eux déclarent une santé « dégradée », que 60 % attribuent à leur situation de chômage. Les sans-emploi « malades du travail » sont 11 % à signaler une amélioration de leur état, mais celle-ci tend à s’amenuiser à mesure que la durée d’inactivité s’allonge. « Le taux d’incapacité de certains demandeurs d’emploi, sous-estimé à la base, peut s’aggraver en période de chômage », constate aussi Pierre Garnodier, secrétaire général de la CGT Chômeurs et précaires.

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Les problèmes physiques ou psychiques entraînent des licenciements et des démissions. Et sont un frein à la réinsertion des chômeurs de longue durée.


Sortir de ce cercle vicieux est ardu, notamment parce que les demandeurs d’emploi ont moins accès aux soins. A cause de la baisse de leurs revenus, mais aussi parce qu’ils éprouvent des difficultés à obtenir les indemnités journalières de l’Assurance maladie, qui suspendent l’obligation de recherche d’emploi. Le contournement des procédures de licenciement pour inaptitude prive aussi ces publics d’un accès à la médecine du travail. Dès lors, « de nombreux demandeurs d’emploi passent à côté de leurs droits, comme la pension d’invalidité ou la rente d’accident du travail », constate Cécile Mariot, psychologue du travail à Pôle emploi, qui a suivi des groupes de parole réunissant des demandeurs d’emploi dans le cadre de la recherche-action du CRTD. « Ce qui leur permet d’aller mieux, c’est de s’engager dans des activités physiques, créatives, ou de bien-être, au-delà du pur soin », constate-t-elle.

Prise de conscience à Pôle emploi

Ainsi, le retour à l’emploi n’est que l’ultime étape d’un long parcours de reconstruction, qui requiert de l’accompagnement. « Beaucoup se disent : puisque mes problèmes de santé m’obligent à changer de métier, le temps du chômage va me permettre de penser à ce que je ne veux ou ne peux plus faire, parce que je n’ai plus envie de perdre ma vie à la gagner », ajoute Dominique Lhuilier. Cela passe non seulement par une réorientation vers un travail « qui a du sens », mais dont les contraintes soient soutenables. « Nombre de chômeurs demandent à retrouver un poste à temps réduit, pour ne pas avoir à soutenir cinq jours sur sept l’intensification du travail. Le problème est qu’il y en a peu, sauf des temps partiels fractionnés », indique-t-elle.
Puisque l’état de santé est un obstacle majeur pour retrouver un boulot, Pôle emploi a lancé en mars dernier le « parcours emploi santé ». 30 000 demandeurs d’emploi ont déjà bénéficié de cet accompagnement, externalisé chez des prestataires, d’une durée de six mois, encadrés par des psychologues, des professionnels de santé et de l’insertion. L’objectif ? Définir un projet de retour à l’emploi compatible avec l’état de santé de la personne. L’opérateur public table sur un effet positif, lié au soutien psychologique prévu dans le dispositif. Et espère également modifier l’image de certains métiers ou secteurs. « Dans la logistique, il y a énormément d’emplois sans port de charges lourdes, précise Jean- Pierre Tabeur, directeur des services aux demandeurs d’emploi. Les métiers de l’hôtellerie-restauration ou du bâtiment ont des besoins administratifs, d’encadrement. » Un premier bilan global est prévu cette année pour évaluer l’impact sur l’insertion professionnelle. « Cette prestation est une reconnaissance des difficultés que les conseillers rencontrent face à des demandeurs d’emploi fragilisés », salue Christophe Moreau, membre du bureau national du Syndicat national unitaire (SNU) de Pôle emploi. De son côté, Pierre Garnodier met en garde contre le risque « d’entretenir une vision psychologisante » des problèmes de santé handicapant les chômeurs : « Souffrir de troubles musculosquelettiques, c’est plus qu’une perception… »

Les psys de Pôle emploi en première ligne
Catherine Abou El Khair

Près d’un millier de psychologues sont salariés de Pôle emploi. Une réalité méconnue, fruit de la restructuration de l’Agence de formation professionnelle des adultes (Afpa). En 2009, le gouvernement Fillon décide d’en sortir les psychologues spécialisés dans l’orientation pour les intégrer chez l’opérateur public. Un transfert utile : la hausse du chômage à la fin des années 2000 a fait de ces professionnels une ressource précieuse pour les conseillers, qui leur envoient les demandeurs d’emploi en difficulté. « Leur travail a glissé petit à petit vers les questions de souffrance, de santé mentale », raconte Olivier Paradon, délégué syndical au Syndicat national unitaire (SNU) de Pôle emploi.

Demande élevée de soutien

Sans nier l’évolution de la fonction, la direction de Pôle emploi persiste toutefois à considérer que « les psychologues du travail n’ont pas vocation à intervenir sur les questions de santé », mais à accompagner l’orientation professionnelle.  Les psychologues de l’opérateur ne sont donc pas impliqués dans le « parcours emploi santé », qui a été externalisé.  Une occasion ratée, selon Olivier Paradon, même si le lancement de ce programme en mars 2022 est le signe que l’institution s’ouvre aux enjeux de santé.  « La direction est dans une volonté de réduire l’écart, abyssal, entre travail prescrit et travail réel », poursuit le syndicaliste. Car la demande de soutien psychologique des chômeurs reste élevée et entraîne une augmentation des délais d’attente pour obtenir un rendez-vous, parfois d’un mois ou deux. « Ce sont souvent des entretiens d’une heure minimum, voire plus. Et pour les situations plus compliquées, il faut quatre à six entretiens », souligne-t-il.  Et en interne, la profession se mobilise pour gagner en autonomie et échapper à toute « instrumentalisation », visant par exemple à orienter les demandeurs d’emploi vers les métiers en tension.  

 

 

  • 1Rattaché au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam).