A gauche, sabreur devant sa machine, séparant la laine du cuir. A droite, Jean Cavaillé, inspecteur du travail. © D. R.
A gauche, sabreur devant sa machine, séparant la laine du cuir. A droite, Jean Cavaillé, inspecteur du travail. © D. R.

Le combat d’un inspecteur contre le « mal charbon »

par Paul Faury, essayiste et ancien inspecteur du travail / janvier 2023

Au début du XXe siècle, dans le Tarn, l’inspecteur du travail Jean Cavaillé découvre les ravages de l’infection charbonneuse parmi les ouvriers s’occupant du délainage des moutons. Sa ténacité à documenter cette pathologie va changer le visage de la prévention.

« Les procédés usités pour la conservation des peaux de mouton traitées à Mazamet sont très variables. Dans certaines régions d’Amérique du Sud, elles sont séchées au soleil ; au Maroc, elles sont salées ; à Buenos Aires et Montevideo, elles sont “empoisonnées” (…) », note Jean Cavaillé, dans un de ses nombreux rapports d’enquête sur la maladie du charbon. L’homme est exemplaire de cette première génération d’inspecteurs qui ont forgé les fondements de l’Inspection du travail en matière de prévention des risques professionnels : contrôler et sanctionner pour faire respecter les premières lois ouvrières mais aussi observer et consigner pour faire évoluer la réglementation protégeant les salariés. Jean Cavaillé a déjà 30 ans lorsqu’il est nommé inspecteur départemental du travail dans le Tarn, le 1er octobre 1901. Car après de brillantes études de lettres, il a d’abord exercé comme professeur dans un lycée toulousain.
En 1900, il passe le concours d’inspecteur du travail, fonction toute récente instaurée par la loi du 2 novembre 1892. Un des premiers objectifs assignés à ceux qu’on nommera les « voltigeurs de la République » est de rendre visible cette nouvelle institution. Et s’employer à ce qu’elle soit « admise » par les patrons et connue des salariés. Si certains esprits progressistes considèrent en effet qu’un corps de contrôle est absolument nécessaire pour que les premières lois du travail soient réellement appliquées sur le terrain, beaucoup d’employeurs en contestent le bien-fondé, considérant qu’ils sont seuls maîtres à bord de leurs entreprises.

Une pathologie souvent mortelle

C’est dans ce contexte que Jean Cavaillé démarre sa seconde vie active dans le Tarn, département industrialisé avec une dominante textile au sud, de la sidérurgie et de la verrerie au nord. Il ne mettra pas longtemps à rencontrer l’infection charbonneuse – dénommée dans la langue locale « le mal charbon ». Quelques semaines après son arrivée, deux cas dont un mortel, survenus chez des ouvriers employés au délainage des peaux de mouton à Mazamet, sont portés à sa connaissance.
Dans cette ville, depuis 1851, on importe des peaux de mouton achetées aux grands élevages et aux abattoirs de pays comme l’Argentine, l’Australie, l’Afrique du Sud. Certaines viennent aussi d’Europe centrale et du Maghreb, moins chères certes, mais plus risquées d’un point de vue sanitaire. Le travail des ouvriers consiste à séparer la laine du cuir, matières premières qui sont ensuite revendues sur les marchés européens, en Angleterre principalement. Cette activité industrielle nécessite un savoir-faire commercial que les Mazamétains maîtrisent. Ils se sont dotés de grandes capacités de stockage, ce qui leur permet de spéculer. Et ainsi, de grosses fortunes se sont rapidement constituées.
La maladie du charbon, si elle n’est pas – ou mal – soignée, évolue vite vers une forme de septicémie qui entraîne le décès de la personne sous une dizaine de jours. Les ouvriers du délainage la contractent par contact avec le bacille du charbon qui a contaminé certaines peaux. Ce sont celles de moutons morts d’une infection causée par ce bacille présent dans des prairies. En théorie, les animaux atteints devraient être chaulés, avant d’être ensevelis, mais l’appât du gain et l’absence de contrôle dans quelques pays font que des peaux contaminées – appelées « morines » ou « morteilles » – arrivent à Mazamet.

Des enquêtes de terrain rigoureuses

Face aux cas de « mal charbon », Jean Cavaillé commence alors un combat qui le mènera, des années plus tard, à devenir un des grands spécialistes du sujet. Et il se battra, avec d’autres, pour que cette maladie puisse être reconnue comme un accident du travail, au sens juridique du terme, de manière que le régime de déclaration et surtout d’indemnisation prévue par la loi du 9 avril 1898 trouve à s’appliquer1 .
Dans un premier temps, il s’attache à questionner toutes les personnes pouvant lui apporter des informations utiles sur la pathologie : les victimes, les veuves ou veufs, les ouvriers, les contremaîtres, les patrons, les médecins… Et il se documente. La note sur la septicémie charbonneuse professionnelle, publiée en novembre 1902 dans le Bulletin de l’Office du travail par son collègue Pierre Boulin, inspecteur du travail dans le Rhône, lui apporte des éléments précieux. Il insiste par ailleurs, auprès des employeurs, pour que les cas soient systématiquement et plus rapidement rapportés.
Pour chaque déclaration, il mène une enquête détaillée, en se rendant dans le délainage concerné, et consigne toutes ses observations dans des rapports : il y précise la période, l’âge et la fonction de la victime, le siège de la lésion charbonneuse, la provenance des peaux de mouton et l’issue de la maladie. Il met ainsi en place rapidement un suivi statistique cohérent et, de janvier 1902 à octobre 1910, recense 62 cas de charbon professionnel, dont 12 mortels.
Au bout de deux ans, il peut définir des mesures de prévention, qu’il va enrichir au fil du temps. En sus d’exiger la destruction des lots de peaux suspectes, ainsi que la désinfection des locaux incriminés, il préconise la consultation systématique d’un médecin en cas d’apparition de bouton suspect, le respect des règles d’hygiène élémentaire, telles que le lavage des mains à la fin de toute séance de travail, et l’interdiction de consommer des aliments et des boissons dans les établissements. Son action opiniâtre auprès de tous les acteurs locaux a conduit à réduire fortement les cas de charbon dans la région de Mazamet à partir de 1910 et jusqu’à la Guerre de 14-18.

Un décret pour protéger le personnel exposé

Ses observations de terrain, remontées au niveau national, font que Jean Cavaillé est rapidement remarqué, notamment par Arthur Fontaine, le directeur de l’Office du travail. A partir de 1904, il est invité à participer à l’élaboration d’une réglementation spécifique sur la prévention de la maladie du charbon, à l’instar de ce qui existe en Grande-Bretagne ou en Allemagne. Il assiste le Pr Jean-Pierre Langlois, médecin-conseil de l’Inspection du travail, dans les travaux de la commission d’Hygiène industrielle du ministère du Commerce, qui conduiront à la publication du décret du 22 août 1910, édictant des mesures particulières pour les établissements où le personnel est exposé à l’infection charbonneuse.
Puis, libéré de son engagement auprès de la Commission, Jean Cavaillé s’attelle à rassembler ses connaissances dans un ouvrage, Le charbon professionnel, publié en juin 1911. Il est encouragé dans cette tâche par le Pr Langlois, qui estimait important que cette maladie professionnelle soit décrite par un inspecteur du travail, alors que la plupart des écrits sur le sujet sont le fait de médecins, privilégiant une approche scientifique.
Le livre fait de lui un référent sur la question. Ce qui le conduira, début 1913, à s’investir dans la sous-commission « charbon professionnel » de l’Association internationale pour la protection légale des travailleurs, qui siège à Bâle en Suisse. En avril, quelques-uns de ses membres partent pour l’Angleterre, direction Bradford, la capitale mondiale de la laine. Pour Jean Cavaillé, ce pays est un modèle, car il a été le premier à disposer d’une réglementation contre la maladie charbonneuse, et ce, dès 1897.
Dans les derniers mois de 1913, l’inspecteur du travail met la dernière main à un rapport pour l’Association internationale pour la protection légale des travailleurs. Il partage également les enseignements de son voyage en Grande-Bretagne dans une note, parue dans le Bulletin de l’Inspection du travail, début 1914. Malheureusement, le projet d’une réglementation internationale sur la prévention du charbon professionnel, qui devait être examiné cette année-là, sera enterré sous l’avalanche d’obus qui va s’abattre en Europe pendant plus de quatre ans… Après la guerre, Jean Cavaillé est nommé inspecteur divisionnaire à Bordeaux, avant de prendre sa retraite juste après l’avènement du Front populaire.

  • 1Au début du XXe siècle, il n’y a pas de reconnaissance juridique des maladies professionnelles. Ce sera seulement le cas en 1920, après des années de débat controversé.
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