Comment l'entreprise Boyer s'est attaquée au risque chimique
Chez Boyer, une PME de Gironde qui travaille l'inox, le procédé de soudage exposait les opérateurs au chrome VI, un produit cancérogène. Une expérimentation sur la construction sociale de la prévention du risque chimique a changé la donne. Reportage.
Dans l'atelier de l'entreprise Boyer, spécialiste des portes et trappes de cuve en inox haut de gamme, les trois nouvelles cabines antibruit réservées au soudage MIG (pour "metal inert gas") isolent efficacement les opérateurs des décibels du reste des locaux. Mais elles ont surtout pour objectif d'épargner aux autres salariés la pollution atmosphérique, sonore et visuelle de la soudure. Ailleurs, l'atelier se divise en plusieurs postes, parmi lesquels le soudage à l'arc TIG (pour "tungsten inert gas"), le polissage des pièces et la dégraisseuse.
Les aménagements réalisés par cette PME de Gradignan (Gironde) résultent d'une recherche-action. Point de départ : un appel à projet de recherche sur la construction sociale de la prévention du risque chimique, lancé en 2012 par l'Association pour la recherche sur le cancer (ARC). Le lauréat, Alain Garrigou, professeur d'ergonomie à l'université de Bordeaux, se met en quête d'entreprises employant des produits chimiques cancérogènes. Christine Müller, médecin au service de santé au travail AHI 33 - l'Association d'hygiène industrielle de la Gironde -, l'oriente vers Boyer, qu'elle suit depuis plusieurs années. "La chaudronnerie et la soudure sont des métiers à risque, qui peuvent exposer au chrome VI [voir "Repère"], classé CMR, c'est-à-dire cancérogène, mutagène et reprotoxique, indique la médecin du travail. L'atelier utilisait aussi des solvants. Un suivi particulier avec des prises de sang permettait d'évaluer d'éventuelles atteintes hépatiques et rénales, mais cela n'allait pas empêcher un soudeur de développer un cancer du poumon."
La prévention, pour redynamiser l'entreprise
L'entreprise, qui se trouve alors dans une période difficile, a été reprise par un salarié. "Boyer se relevait à peine d'une catastrophe économique, raconte Christine Müller. Je connaissais bien le repreneur, Serge Gérard, un ancien soudeur qui avait gravi un à un les échelons de cette société d'une quarantaine d'employés, jusqu'à devenir directeur général. J'ai pensé que le plan recherche-action pouvait apporter une aide en matière de prévention et, par là même, redynamiser la société."
Alain Garrigou s'appuie également sur l'Association régionale pour l'amélioration des conditions de travail (Aract) et l'une de ses ergonomes, Laurence Vergneaux. "Notre parti pris allait au-delà de la production de connaissances, ce qui est en général la finalité d'une recherche-action, précise celle-ci. Là, il s'agissait de voir ce qu'il était possible de construire à l'échelle d'une PME avec les partenaires institutionnels, c'est-à-dire le médecin du travail, l'ergonome de l'Aract et le contrôleur de la Carsat [Caisse d'assurance retraite et de la santé au travail]. Si ces partenaires suffisaient à impulser une progression, ce modèle allait être facilement duplicable."
Entretiens et observation du travail réel
Très vite, Laurence Vergneaux bénéficie de la relation de confiance établie entre Christine Müller et Serge Gérard. Elément essentiel pour l'efficacité du projet, ce dernier accueille favorablement cette campagne de prévention et ouvre les portes de l'entreprise à l'ergonome pour qu'elle observe le travail des opérateurs et conduise des entretiens collectifs et individuels. "Ce temps pris sur celui de la production est forcément long, rappelle Laurence Vergneaux. En vingt minutes d'échanges avec un opérateur, on n'obtient que des éléments sur le travail prescrit. Il faut davantage de temps pour connaître le travail réel." Elle veille à ne pas stigmatiser l'entreprise : "Je n'ai pas fait remonter que ce qui n'allait pas, mais aussi ce qui avait déjà été réalisé avant notre venue, comme le nettoyage des chiffons souillés par une filière spécifique, ou encore la substitution de produits chimiques."
Au cours des entretiens, les salariés expriment leur inquiétude relative au dichlorométhane, un solvant classé CMR versé dans la dégraisseuse. "On refusait de se servir de cette machine, témoigne Didier Bordessoules, délégué du personnel. Dès que nous sentions le produit, nous ouvrions tout et nous allions dehors." "Les opérateurs avaient vu sur les bidons les logos indiquant des produits dangereux et ne voulaient plus y toucher, complète Pascal Rouqueys, le responsable de fabrication. C'est donc moi qui me chargeais du dégraissage des pièces."
En revanche, l'équipe n'est pas consciente des risques associés à la soudure, malgré les poussières en suspension dans tout l'atelier, bien visibles l'été. Pour évaluer les expositions aux risques chimiques, Christine Müller fait appel à un métrologue, Jérémy Robert, membre de la cellule Evaltox de toxicologie professionnelle de l'AHI 33. Après une première intervention pour étudier l'ensemble des postes, il se concentre sur ceux qui semblent les plus exposés : le polissage, le dégraissage et le soudage. "Les mesures ont montré qu'il y avait peu de chrome VI généré par le ponçage, relate le métrologue. Par ailleurs, les prélèvements dans l'air auprès de la dégraisseuse, y compris lors des phases de remplissage, indiquaient l'absence de dépassement des valeurs limites pour le dichlorométhane - même si, à terme, il faudra supprimer ce produit, qu'on cherche à éradiquer du milieu industriel." Le soudage MIG pose davantage de problèmes. "Les premières mesures, en 2013, ne dépassaient pas la valeur limite du chrome VI, poursuit Jérémy Robert. Mais la réglementation a changé : elle a abaissé la limite de l'exposition quotidienne de 50 à 1 microgramme. Cela m'a conduit à effectuer de nouvelles mesures, montrant cette fois un dépassement."
Une fois ces risques détectés, un quatrième acteur entre en piste, Thierry Gardère, contrôleur de la Carsat. "Il connaissait bien l'entreprise, mais c'était la première fois qu'il avait des résultats de métrologie en direct", signale Christine Müller. "A chaque étape, nous organisions des réunions de restitution où nous rappelions pourquoi nous étions là, nous évoquions les risques chimiques en termes compréhensibles pour tous", explique Laurence Vergneaux. Thierry Gardère propose l'utilisation de torches de soudage aspirantes qui captent les fumées à la source.
Un cahier des charges établi avec les soudeurs
Un cahier des charges précis quant à leur forme et leur poids est établi avec les soudeurs. "Le changement rend méfiant, et plus encore s'il est imposé par le patron, qui peut vouloir gagner en rentabilité, affirme Serge Gérard. Venant de l'extérieur, ces innovations étaient davantage recevables par les salariés. Il fallait qu'ils valident les choix de torches aspirantes pour se les approprier, parce que vous n'imposez pas un outil dont un opérateur ne veut pas."
Après des essais concluants, une torche aspirante est livrée aux soudeurs qui correspond globalement à leurs critères, sauf pour le poids. "Elle pèse plus lourd et on doit la tenir différemment, remarque Laurent Faure, soudeur qualifié. Mais, au bout d'une semaine, on s'y était habitué. On voit dans les pastilles des masques qu'on est mieux protégé au niveau respiratoire. Même si nous sommes obligés de reprendre les anciennes torches pour certaines soudures, parce que les nouvelles aspirent trop de gaz." Selon Serge Gérard, ce retour au premier outil représente 5 % de l'activité. Jérémy Robert effectue avec le nouveau matériel des mesures qui valident l'amélioration des niveaux d'exposition et le non-dépassement des valeurs limites.
La Carsat a financé 25 % de l'achat de ces torches aspirantes. Elle a également participé à hauteur de 20 % au remplacement des cabines de soudage par des nouvelles qui offrent une meilleure insonorisation et plus d'espace pour les soudeurs. "Ces aides ont été les bienvenues, mais j'aurais fait ces achats sans les avoir, assure Serge Gérard. Je n'ai pas à payer de dividendes à des actionnaires, comme lorsque Boyer appartenait à un groupe. Je réinvestis tout ce que gagne l'entreprise, qui a retrouvé un bon niveau de commandes. Je fais le travail qui n'a pas été réalisé pendant des années : changer la toiture, remplacer les néons par un éclairage naturel, renouveler le matériel informatique, acheter de nouveaux fauteuils et des cale-pieds, etc."
Laurence Vergneaux et Christine Müller ont veillé à ne pas conforter l'habituelle scission entre atelier et bureaux. "Quasiment en même temps que la prévention des risques chimiques, nous nous sommes occupées, avec notre infirmière, des aménagements des postes administratifs, d'autant qu'une assistante commerciale se trouvait en difficulté physique", note la médecin. Les améliorations se sont poursuivies dans de nombreux domaines. L'aspiration au niveau du polissage a été renforcée. Un capot a été installé sur la dégraisseuse, dont l'utilisation a été modifiée. "Avant, on l'allumait le matin dès qu'on arrivait pour la rééteindre le soir, même si on ne s'en servait pas, se souvient Pascal Rouqueys. Maintenant, nous ne l'allumons que pour des campagnes de dégraissage après avoir stocké les pièces." L'investissement dans de nouvelles presses pour remplacer les anciennes, non sécurisées, diminue aussi les quantités d'huile utilisées et donc l'obligation de dégraisser. Une surveillance biologique par analyse des urines tous les deux ans pour vérifier la présence de chrome VI a été mise en place, avec des résultats satisfaisants.
Succès humain, sanitaire et technique
Même si les différents acteurs ont passé plus de temps chez Boyer que lors d'une intervention classique, la démarche sociale de prévention des risques chimiques est transposable à une autre entreprise. "Nos réunions se sont tenues à deux, puis d'autres acteurs sont intervenus pour nous mettre en cohérence, être capables de définir les priorités et de tenir au directeur un discours commun, lui apporter des regards convergents qui facilitent la prise de décision, détaille Laurence Vergneaux. Peu à peu, nous avons ajouté des interlocuteurs jusqu'à tenir des mini-CHSCT." Le patient travail de sensibilisation a porté ses fruits auprès de toute l'équipe. "Aujourd'hui, les salariés portent leurs équipements de protection sans que j'aie comme avant à leur répéter de mettre les bouchons d'oreille, les gants et les visières, se félicite Serge Gérard. Ils prennent aussi des gerbeurs [outils de levage mobiles et compacts, NDLR] et des sangles pour diminuer la charge physique. Dès que j'en aurai la possibilité financière, je voudrais acheter un robot de polissage pour éviter aux opérateurs d'avoir le dos cassé à 60 ans. J'aimerais aussi trouver des solutions aux vibrations."
Jérémy Robert relève également le succès humain, sanitaire et technique de la démarche : "Après la première étude, beaucoup d'entreprises ne mettent pas en place de solutions, ou tardivement - on observe qu'en moyenne il faut entre sept et dix ans pour des progrès significatifs. Là, seulement quatre années ont été nécessaires pour que Boyer progresse techniquement en termes de prévention du risque chimique, mais également au niveau des mentalités, ce qui est sans doute le plus compliqué à faire évoluer."