Compétitivité et santé au travail s'accordent mal

par Michel Delberghe / avril 2013

Alors que le Parlement examine le projet de loi sur la sécurisation de l'emploi, Santé & Travail a mené l'enquête sur un premier bilan des accords compétitivité-emploi concernant les conditions de travail. Attention, danger...

Est-il possible de sortir de la logique infernale du chantage à l'emploi, tout en évitant la dégradation des conditions de travail des salariés ? Il n'est pas sûr que le volet compétitivité du projet de loi relatif à la sécurisation de l'emploi, en cours d'examen au Parlement, apporte une réponse positive à cette question. Ce projet de loi retranscrit pour l'essentiel les termes d'un accord national interprofessionnel (ANI) signé le 11 janvier par le patronat et trois centrales syndicales (CFDT, CFE-CGC et CFTC). Un chantier de refondation pour temps de crise visant à mettre en place une plus grande flexibilité du marché du travail en contrepartie de la sécurisation de droits pour les salariés.

Les éventuelles répercussions de cette flexibilité sur les conditions de travail des salariés n'ont guère été évoquées durant les sept mois de négociation de l'accord du 11 janvier. "Tous les gouvernements sont obnubilés par la question de l'emploi. Un rendez-vous a été manqué. La première des négociations aurait dû porter sur la sécurisation du travail préalable à la fixation des effectifs et à l'emploi", déplore Alain Alphon-Layre, responsable national CGT. Pour Henri Forest, secrétaire confédéral CFDT, "cet accord n'est qu'une première étape", nécessaire pour fournir un cadre de négociation aux équipes syndicales soumises à de fortes pressions. Selon lui, deux autres négociations interprofessionnelles, menées en parallèle, doivent aboutir avant la fin de l'année concernant la qualité de vie au travail et la modernisation du dialogue social. "Il y a une logique dans cette trilogie indissociable", affirme-t-il, même s'il admet que "la lisibilité n'est pas évidente".

Les conditions de travail à la traîne

Concernant le volet compétitivité, ce dernier prévoit la possibilité de renégocier ponctuellement certains éléments, comme le temps de travail ou le salaire, en échange du maintien des emplois. Et la santé au travail ne fait pas partie de l'équation. Pourtant, le bilan des premiers accords compétitivité - signés pour l'essentiel dans l'industrie automobile avant l'accord du 11 janvier - sur les conditions de travail est plutôt mauvais, sans que les conséquences en aient été tirées.

De fait, dans les entreprises en difficulté, face à des fins d'activité annoncées ou lors de réductions d'effectifs, le devenir des conditions de travail des "survivants", ceux qui resteront en poste, n'est pas toujours pris en compte à sa juste mesure par les équipes syndicales. "Quand on est sous la menace d'une fermeture de site ou d'un plan de sauvegarde de l'emploi, la question des conditions de travail, de la santé et de la sécurité n'est pas vraiment la priorité", reconnaît Serge Truscello, délégué CGT de l'usine Bosch de Vénissieux (Rhône). En 2004, il a refusé de signer l'accord, ratifié par la CFDT, d'augmentation du temps de travail contre un investissement visant à renouveler la production de pompes diesel. "Nous ne nous étions pas vraiment préoccupés des conditions de manipulation des nouvelles pièces, beaucoup plus lourdes, qui ont provoqué une recrudescence des troubles musculo-squelettiques", assure-t-il.

Six ans plus tard, lorsque l'usine de Vénissieux entame sa reconversion dans les panneaux photovoltaïques, après un plan de suppression de 150 emplois sur un effectif de 700 salariés, le CHSCT est, cette fois, directement associé à la mise en place de la nouvelle organisation. "La direction a joué le jeu de la transparence et a accepté nos demandes d'expertise pour l'étude des postes de travail", souligne Farid Benouar, secrétaire (CFDT) du CHSCT. Pourtant, près de dix ans après son premier "sauvetage", le site risque bien d'être à nouveau sur la sellette. La direction centrale de Bosch s'interroge sur son maintien, dans la perspective si ce n'est d'un abandon, du moins d'une cession.

Pour les 980 salariés de Dunlop, à Amiens (Somme), la compétitivité a eu également un coût. A la suite du déclenchement d'un droit d'alerte par le syndicat Sud, les résultats d'une enquête sur les risques psychosociaux (RPS), qui devraient être connus dans les prochaines semaines, sont particulièrement attendus. En contrepartie d'investissements sur le site, les salariés sont passés en 2008 au rythme des 4 x 8 : deux jours en équipe du matin, deux jours l'après-midi, deux jours la nuit, une pause au milieu et deux jours de repos. Soit, dans certaines périodes, 48 heures de travail dans la semaine. La direction a obtenu pour cela l'accord des syndicats CFTC et FO, mais aussi de la CGT, dont le délégué, Claude Dimoff, désavoué par son organisation, est passé à l'Unsa.

Repères

Examiné en avril par le Parlement, le projet de loi relatif à la sécurisation de l'emploi contient diverses mesures sur le maintien de l'emploi, les temps partiels, la mobilité professionnelle, la représentation du personnel, les licenciements collectifs et individuels, les droits au chômage et à la formation et l'accès à la complémentaire santé.

"Le constat est alarmant sur la fatigue, les dépressions liées à l'aggravation de la pénibilité et la perte des repères familiaux et associatifs", s'insurge William Lebeau (Sud). Selon lui, cette dégradation brutale est sans conteste à l'origine du suicide d'un de ses collègues de 36 ans, en mars 2012, et de trois autres tentatives en trois ans. A la faveur d'un changement de direction, le climat social interne serait plus apaisé depuis janvier dernier. "L'usine ne produit plus que 10 000 pneus au lieu de 18 000. La pression est moins forte et il y a de moins en moins de dimanches travaillés", note William Lebeau.

Des sacrifices consentis en vain ?

L'accord de compétitivité court jusqu'en 2014. Mais après ? Les salariés de Dunlop craignent de se retrouver dans la situation des 1 200 salariés de Goodyear, l'usine de l'autre côté de la rue, sous le coup d'une décision de fermeture. Qu'elles portent sur les rémunérations, le temps ou les conditions de travail, les concessions consenties par les salariés ne constituent pas, en effet, des gages de pérennité pour l'activité ou les emplois. Témoins, les 1 100 salariés de Continental, à Clairoix (Oise), qui, après avoir accepté en 2007 le retour aux 39 heures, se sont retrouvés deux ans plus tard confrontés à la fermeture de leur usine. Ceux de Peugeot-Motocycles, à Dannemarie (Haut-Rhin), ont connu le même sort en 2008, malgré la fin des 35 heures et la suppression de la moitié des jours de RTT.

Plus récemment, à l'usine Sevelnord, filiale de PSA à Hordain (Nord), les syndicats - excepté la CGT - ont accepté en juillet 2012 une série de sacrifices sur les salaires et les horaires contre le maintien de 2 500 emplois. "Il nous fallait passer un trou d'activité de trois ans, jusqu'au démarrage de la production d'un nouveau véhicule avec Toyota. Nous avons au moins obtenu la garantie du maintien des effectifs", précise Jean-François Fabre, délégué FO, qui compte sur la mise en place d'une commission de suivi pour limiter les effets de la nouvelle organisation du travail, en vigueur depuis le 1er mars.

Une préoccupation partagée par les syndicats signataires - CGC, FO et CFDT - de l'accord de compétitivité négocié récemment chez Renault. En contrepartie de nouveaux investissements et du maintien de l'ensemble des sites de production en France, notamment celui de Flins, la direction du groupe a proposé un plan de quatre ans, jusqu'en 2016, incluant une série de mesures de modération salariale et de modulation du temps de travail, et surtout la suppression de 7 500 postes, essentiellement des départs à la retraite non remplacés ainsi que des cessations anticipées d'activité.

"Nous sommes entrés dans cette négociation avec l'idée que compétitivité ne rime pas forcément avec pénibilité et que les gains de productivité ne doivent pas être obtenus au détriment des conditions de travail", insiste Fred Dijoux, délégué central CFDT. La création d'un observatoire de suivi devrait, relève-t-il, permettre de s'assurer que "l'utilisation des moyens financiers, techniques et humains contribue réellement à rendre compatibles la compétitivité et l'amélioration des conditions de travail".

Faute d'initiatives concrètes et chiffrées, cet engagement ne serait qu'une série de "déclarations d'intentions", selon Fabien Gâche, délégué central CGT, pour qui "l'organisation actuelle de l'entreprise provoque la mise en cause de la santé des salariés et génère du gaspillage". Afin d'en évaluer l'impact, la CGT a initié une mission d'"expérimentation sociale", confiée à Yves Clot, professeur au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam). En partie effectuée sur le site de Flins, elle vise à "renouveler des voies d'actions et de recherche quant au rapport salarié, travail et organisation". Et Fabien Gâche de regretter que la direction n'en ait pas attendu les résultats avant d'engager un plan qui reste, selon lui, "principalement guidé par le souci de la baisse de la masse salariale

Les CHSCT en ligne de mire

Au-delà des effets potentiels de ces accords compétitivité sur la santé au travail, certaines dispositions de l'accord national interprofessionnel du 11 janvier, repris peu ou prou dans le projet de loi, sont également sources d'inquiétudes. C'est le cas pour l'encadrement plus strict des délais des expertises CHSCT en cas de restructuration. Si cette dernière concerne un groupe, avec plusieurs établissements, le texte prévoit en outre la mise en place d'une "instance de coordination des CHSCT pour recourir à une expertise unique", en lieu et place d'expertises site par site, plus proches du terrain. "Le Medef n'a eu de cesse d'obtenir l'affaiblissement des instances représentatives du personnel, notamment des CHSCT", dénonce Agnès Le Bot, secrétaire confédérale CGT.

Dans un texte d'alerte publié le 28 février, une vingtaine de cabinets d'expertise s'inquiètent d'un "grave recul du droit des salariés" dans un "contexte d'intensification du travail et de réorganisations multiples et permanentes marqué par une véritable explosion des risques organisationnels ou psychosociaux". D'autant, ajoute le manifeste, que "plusieurs jurisprudences sont venues illustrer l'importance grandissante des enjeux de santé en donnant corps à la responsabilité de l'employeur".

En transcrivant les termes du compromis issu de l'ANI, la loi de sécurisation de l'emploi ferait-elle donc fausse route ? "Cet accord s'inscrit dans une logique purement défensive, analyse Valérie Estournès, consultante en relations sociales. Son enjeu est strictement conjoncturel, sur la préservation de l'emploi. Il n'aborde pas la question de savoir si et comment le travail peut être source d'amélioration de la productivité et de la compétitivitéAlors que le travail s'est de plus en plus complexifié et technicisé, on demande de moins en moins aux salariés de penser le travail dans un souci d'efficacité." L'économiste Philippe Askenazy considère lui aussi que "ce texte ne remet en cause ni la logique de production ni la logique financière de baisse des coûts poussée à l'extrême. On négocie des emplois contre des acquis sociaux et des heures, sans engager la réflexion sur la nature du travail". Faudrait-il dès lors, comme il le suggère, repenser avant tout les méthodes de gestion des personnes et d'organisation du travail ? Une responsabilité qui revient tout autant au pouvoir politique qu'aux partenaires sociaux.