Le compte pénibilité n'y est pas encore

par Rozenn Le Saint / avril 2014

Les décrets d'application sur le nouveau compte pénibilité doivent définir les seuils d'exposition aux facteurs de risque donnant droit à compensation. Une affaire compliquée et sujette à débat, comme d'autres aspects du dispositif.

Qui va pouvoir bénéficier du compte personnel de prévention de la pénibilité (C3P) ? C'est la question que doivent trancher les décrets d'application de la dernière loi de réforme des retraites, en cours d'élaboration. Le C3P prévoit que les salariés exposés à un ou plusieurs facteurs de pénibilité (voir "Repères") pourront cumuler des points pour financer un départ anticipé en retraite, une formation favorisant une reconversion ou un maintien de rémunération à temps partiel. Les décrets doivent désormais définir les seuils d'exposition aux différents facteurs de risque qui ouvrent droit à l'acquisition de points. Leur niveau, plus ou moins élevé, déterminera le nombre de salariés potentiellement concernés par le C3P.

Repères

La réforme des retraites de 2010 a défini dix facteurs de pénibilité, retenus pour la mise en oeuvre du compte personnel de prévention : les manutentions de charges lourdes ; les postures pénibles ; les vibrations mécaniques ; les agents chimiques dangereux ; le travail en milieu hyperbare ; les températures extrêmes ; le bruit ; le travail de nuit ; le travail posté ; les gestes répétitifs sous cadence imposée.

Cette délicate mission a été confiée à Michel de Virville, conseiller-maître à la Cour des comptes, ancien DRH de Renault, ex-président de l'Unedic et de la commission des relations du travail du Medef. Pour la mener à bien, il s'est entouré d'un groupe d'experts. Après une première consultation des partenaires sociaux, Michel de Virville devait leur faire part de ses propositions à la fin du mois de mars. S'ensuivra une phase de concertation avant la rédaction des décrets, qui devrait aboutir en mai. Durant cette phase, les organisations patronales et syndicales tenteront de tirer vers le haut ou vers le bas les seuils d'exposition retenus, de manière à élargir ou rétrécir l'éventail des travailleurs concernés.

Des bases scientifiques souvent floues

En amont de ces discussions, il revient au groupe d'experts de passer au peigne fin les données concernant les facteurs de pénibilité, leurs effets sur la santé, afin d'identifier les niveaux d'exposition qui justifieraient une compensation. Et ce n'est pas facile. "Nous essayons de voir ce qu'il existe comme bases scientifiques pour établir des seuils juridico-techniques qui puissent servir de point de départ aux discussions. Ces bases sont souvent floues. Il est complexe d'évaluer les effets à long terme sur l'espérance de vie expose Gérard Lasfargues, membre du groupe d'experts et directeur général adjoint scientifique de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses). Pour certains facteurs de pénibilité, comme le bruit, les seuils sont relativement simples à établir. "On sait à partir de quel seuil les problèmes auditifs arrivent, reste à déterminer le type de durée d'exposition - en jours, en semaines... - le plus pertinent", commente l'expert.

Chaque facteur sera ainsi questionné. Pour le port de charges lourdes, il s'agit de définir ce qui est le plus pénible : porter peu de fois des objets lourds ou en permanence des plus légers ? "Les agences régionales pour l'amélioration des conditions de travail calculent le cumul du poids sur la journée, cela peut être une entrée", estime Annie Jolivet, chercheuse au Centre d'études de l'emploi. "Scientifiquement, ce n'est pas toujours possible d'établir des seuils précis, compte tenu de la multifactorialité. Il faudra faire des compromis", prévient Gérard Lasfargues. En attendant, Michel de Virville martèle qu'"il faut que les critères de pénibilité soient simples et objectifs pour qu'ils ne laissent pas la place au doute".

Le groupe d'experts cherche aussi à anticiper les dérives que peut occasionner la fixation de seuils. Pour Annie Jolivet, le dispositif peut notamment créer des "trappes à pénibilité". Du côté des employeurs, "le danger, c'est que la prévention se concentre uniquement sur les salariés concernés par le C3P pour les faire passer sous ces seuils", précise Serge Volkoff, directeur de recherche associé au Centre d'études de l'emploi. Quant aux salariés, ils pourraient privilégier quelques années supplémentaires de travail dans des conditions pénibles, de nuit par exemple, pour pouvoir engranger suffisamment de points et partir plus tôt en retraite. "C'est particulièrement vrai du fait de l'aspect non rétroactif du dispositif", note Serge Volkoff. De fait, le C3P ne sera effectif qu'à partir de 2015 et il ne jouera à plein que vingt-cinq ans plus tard... "Si le compte personnel avait existé il y a quinze ans, un senior concerné par le dispositif aurait peut-être déjà aujourd'hui son stock de points et pourrait partir plus tôt en retraite", observe le chercheur Or ce n'est pas le cas, et les seniors vont donc être tentés de prolonger leur exposition à des facteurs de pénibilité pour bénéficier a minima du dispositif. Pour ces seniors, Michel de Virville évoque une bonification des points acquis, de manière à leur permettre un départ anticipé à la retraite d'au moins un semestre, mais il refuse de se prononcer sur l'âge à partir duquel la mesure s'appliquerait.

Marchandage sur les points

Autre écueil : les entreprises, qui financent le C3P, vont aussi déterminer les niveaux d'exposition de leurs salariés et donc l'attribution des points. Mijo Isabey, administratrice CGT à la Caisse nationale d'assurance vieillesse, craint une "course aux points : les entreprises en difficulté s'en serviront pour gérer les fins de carrière et celles de secteurs en tension de main-d'oeuvre ne les attribueront pas pour conserver leur personnel d'expérience." En réponse, Michel de Virville brandit les "contrôles des caisses d'assurance retraite et de santé au travail (Carsat) en cas d'alliances contre nature entre les salariés et les entreprises, avec des sous- ou surdéclarations". Jean-François Pilliard, vice-président du Medef en charge du pôle social, crie, lui, au "choc de complexité pour toutes les entreprises, notamment les TPE et PME. Le suivi de l'activité de chaque salarié, la mesure des expositions, son contrôle, l'articulation avec les accords existants... tout cela représente des formalités et des coûts considérables". Une critique en partie entendue par Michel de Virville : "Les grandes entreprises sont équipées de services compétents, contrairement aux TPE-PME. Il faut des modes d'emploi simplifiés pour adapter le référentiel national au niveau des branches, afin que toutes les entreprises sachent ce qu'il faut regarder pour compter les points."

Ainsi, les fiches individuelles de prévention de la pénibilité "ne sont que partiellement déployées du fait de leur grande complexité", selon le Medef. Créées par la réforme des retraites de 2010, normalement transmises aux Carsat, elles sont censées servir d'outils aux entreprises pour faire le calcul des points. "Les fiches sont peu utilisées car elles ont peu d'utilité concrète, juge pour sa part Henri Forest, de la CFDT. Mais à partir du 1er janvier 2015, les entreprises seront obligées de réaliser les déclarations, sous peine de contrôles des Carsat." Le syndicaliste rappelle qu'"il faut également trouver un dispositif qui permette de faire la somme des expositions dans les différentes entreprises pour les contrats courts et les intérimaires". Cette difficulté à cumuler des points pour les contrats précaires pourrait être en partie surmontée par la possibilité de générer des fractions de points.