Les conditions de travail au cœur des scandales alimentaires
Les contraintes toujours plus fortes pesant sur les salariés de l’agroalimentaire ne font pas bon ménage avec la sécurité sanitaire. Notre enquête montre que la dégradation de la qualité du travail, corollaire d’une course à la productivité, se répercute aussi dans nos assiettes.
Des pizzas Buitoni contaminés par la bactérie E. coli, des œufs en chocolat Kinder infectés par des salmonelles, des fromages Lactalis touchés par la listeria… Les scandales du printemps dernier dans l’industrie agroalimentaire ont mis en lumière les failles du contrôle sanitaire. Mais on s’est moins penché sur le rôle qu’ont pu jouer les conditions de travail dégradées du secteur. Mettent-elles en péril la sécurité de nos assiettes ? Parmi celles et ceux qui découpent nos steaks, emboîtent nos légumes et brassent nos yaourts, beaucoup en sont convaincus.
Sommés d’augmenter sans cesse leur productivité, ces salariés sont surchargés, stressés et inquiets. Ils craignent que les cadences qu’on leur impose ne finissent par venir à bout du travail bien fait, auquel ils sont attachés. « Dans les années 1990, on sortait 40 000 yaourts par heure. Aujourd’hui, on est à 120 000 », rapporte Gaëtan Mazin, employé dans le secteur laitier pendant vingt ans et désormais permanent syndical à la fédération agroalimentaire de la CGT. « Chez nous, on est passé en quelques années de 360 cochons tués par heure à 420 aujourd’hui », ajoute Xavier Morvan, ouvrier d’abattoir et délégué syndical CGT. « On a automatisé une partie des tâches, fait la chasse aux temps morts et aux pauses jugées inutiles, introduit la polyvalence », résume Gaëtan Mazin.
Ce travail en flux tendu permet d’importants gains de productivité. « La chaîne d’abattage est gérée par un ordinateur, raconte Xavier Morvan. S’il y a un arrêt ou une panne, l’ordinateur prend l’incident en compte et il le répercute ensuite sur la vitesse de la chaîne, pour que la productivité soit la même en fin de journée. » Et quand ce ne sont pas les machines qui surveillent les cadences, des humains s’en chargent. « Si on diminue le rythme, le chef débarque et demande des explications, relate Ludovic Bassaler, ancien conducteur de machine dans le secteur de la charcuterie, devenu permanent à la fédération CGT de l’agroalimentaire. Puis il invite le salarié à trouver une solution. C’est typique du lean management : les salariés s’autoexploitent. » Mais pour Thomas Bonnet, médecin inspecteur du travail à la direction régionale de l’Economie, de l’Emploi, du Travail et des Solidarités (Dreets) Bretagne, « on a davantage affaire à du taylorisme plus ou moins modifié. La centralisation reste majeure. Les gens qui conçoivent les lignes et les process associés continuent à ne pas tenir compte de l’avis des opérateurs ».
Coup de balai sur les hygiénistes
Selon Maryse Treton, secrétaire fédérale de la CGT agroalimentaire, les temps de production, qui se sont allongés à partir des années 2010, ont été gagnés « sur la maintenance préventive des lignes et sur le nettoyage ». Et de citer l’exemple de l’usine Buitoni (groupe Nestlé) où étaient fabriquées les pizzas contaminées, qui ont tué deux enfants début 2022 : « Avant la mise en place du lean, autour de 2015, ils avaient un temps de production de 16 heures, et un temps de nettoyage de 8 heures. Aujourd’hui, ils font 5 heures de nettoyage toutes les 27 heures ! » Ludovic Bassaler fait le même constat concernant la propreté : « Avec la chasse aux temps morts, il y a une diminution de la fréquence de lavage des mains. Dans mon entreprise, ils ont supprimé les douches, qui étaient obligatoires avant de prendre certains postes. »
Beaucoup regrettent la quasi-disparition de leurs collègues hygiénistes. « Peu à peu, ils ont été remplacés par ceux qui pilotent les lignes de production, retrace Gaëtan Mazin. Ou bien ils sont eux-mêmes partis travailler sur les chaînes. » Parfois, ces hygiénistes ont dû céder leur place à des sous-traitants, pas forcément formés aux enjeux spécifiques du nettoyage industriel. « Chez nous, ceux qui nettoyaient et devenaient responsables hygiène, ils avaient bossé plusieurs années sur les machines. Ils les connaissaient par cœur », évoque Ludovic Bassaler. Ce que confirme Maryse Treton, qui considère le métier d’hygiéniste comme capital pour la sécurité alimentaire : « Ce sont des salariés qui ont de grandes compétences techniques, ils savent exactement comment sont conçues les lignes pour pouvoir les démonter et repérer les endroits susceptibles d’accumuler de la saleté. Ils avaient à cœur de bien faire leur travail. »
Petits arrangements
Thomas Bonnet estime qu’il faudrait documenter plus précisément cette question du respect effectif des règles d’hygiène par une grande enquête éclairant ce qui passe réellement dans les entreprises : « Le respect de ces règles peut être impacté, entre autres, par l’augmentation des cadences. Des opérateurs se plaignent de ne pas pouvoir faire correctement les petits nettoyages intermédiaires. Les lignes défilent vraiment à toute vitesse. » « Il faut bien visualiser que les gars, ils courent. Le rythme est impressionnant, renchérit Gaëtan Mazin. Chacun gère plusieurs machines et il arrive que les alarmes signalant des aléas sonnent toutes en même temps. Il faut alors identifier la panne, appeler la maintenance, s’assurer que c’est réparé tout en surveillant la production des machines qui repartent… C’est épuisant. »
Ainsi, dans l’agroalimentaire, il y a une concentration de responsabilités élevées sur des postes en apparence « simples ». Chaque salarié s’efforce de tenir, en même temps, les normes d’hygiène, le respect du bien-être animal, la productivité. « Dans les abattoirs, pour s’assurer que l’animal est mort, les opérateurs doivent soulever l’une de ses pattes. S’il n’est pas mort, ils doivent attendre pour le découper. Mais le rythme de la chaîne ne ralentit pas pour autant. Cela les oblige ensuite à se dépêcher pour rattraper leur retard », décrit Christophe Vanpoulle, ergonome au sein du cabinet Concilio. Pour sa part, Michel Le Bot, secrétaire général de la CFDT Agri Agro du Finistère, pointe le poids du reporting pour assurer la traçabilité des produits, « auquel les salariés consacrent beaucoup de temps et qui dévalorise les métiers de la production », créant le sentiment de ne pas pouvoir faire un travail de qualité.
Pour faire face à ces contraintes intenables, les ouvriers mettent en place diverses stratégies et procèdent à des petits arrangements, par exemple un respect partiel des normes d’hygiène. « Chacun se retrouve à faire des choix qui font mal professionnellement, constate Christophe Vanpoulle. Certains peuvent renoncer à préserver leur santé pour faire de la qualité, et inversement. Dans les deux cas, cela les met en tension voire en grande souffrance. » « Ils sont pris dans un paradoxe qui est mal compris par le management, ajoute Fabrice Bourgeois, également ergonome chez Concilio. Pourtant, ces renoncements arrangent tout le monde, y compris la direction. Car cela permet à la production de continuer. Jusqu’à la catastrophe. Et là, tout peut retomber sur l’opérateur. » Contactée par Santé & Travail, l’Association nationale des industries alimentaires (Ania), à laquelle la CGT a envoyé un courrier d’alerte en avril 2022, n’a pas donné suite.
Des intérimaires aux postes clés
Les conditions de travail sont si difficiles, et la reconnaissance si faible, que de nombreux salariés rendent leur tablier. Outre le turn-over élevé, « la part d’emplois précaires, des intérimaires essentiellement, ne cesse de croître », s’alarme Maryse Treton. « Dans certaines boîtes, des intérimaires forment d’autres intérimaires sur des postes clés. Cela a un effet sur la qualité du travail », pense Gaëtan Mazin. Pour les salariés aguerris, prendre le temps de former des nouveaux, alors qu’ils sont déjà débordés, c’est compliqué. La coopération est difficile, les tensions importantes. Ajoutons que, dans les usines agroalimentaires, l’environnement est souvent agressif : il y a beaucoup de bruit et, parfois, des odeurs désagréables. Il peut faire très chaud ou très froid. Il faut porter des charges lourdes… « Nous avons de plus en plus de burn-out et de gens qui pètent les plombs. Les risques psychosociaux n’ont jamais été aussi élevés », poursuit-il. Pour Thomas Bonnet, « on a perdu le sens des réalités sur ce qu’un être humain normal est capable de faire en termes de productivité. L’organisation du travail est calibrée par défaut pour un objectif maximum constant. Cela ne peut pas marcher. »
Et la disparition des CHSCT n’arrange pas les choses. « On pouvait recourir à des expertises, faire arrêter des machines, obliger les directions à revoir le matériel ou les organisations, relate Gaëtan Mazin. Tout cela, c’est terminé. Les salariés se retrouvent livrés à eux-mêmes. » Michel Le Bot juge également que le temps alloué aux questions de santé et de sécurité a été réduit : « Et les compétences des élus diminuent. De même que leur intérêt pour ces questions. » « On a le sentiment d’une filière qui est en permanence au bord de la falaise, résume Fabrice Bourgeois. On ne tombe pas, car tout le monde fait ce qu’il peut. » Mais le prix payé par les salariés paraît déraisonnable. « Pourtant, ils ont autant d’importance qu’un service qualité, juge Xavier Morvan. Ils sont les premiers gendarmes de la protection de la santé des consommateurs. »