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Conjuguer la prévention des risques au féminin

par Corinne Renou-Nativel / 18 juillet 2023

Les contraintes et atteintes à la santé subies au travail par les femmes sont invisibilisées ou sous-estimées. Pour y remédier, un récent rapport de la délégation aux droits des femmes du Sénat suggère d’intégrer la question du genre à la prévention.

Santé des femmes au travail : des maux invisibles, c’est le titre explicite du dernier rapport de la délégation aux droits des femmes du Sénat, remis le 28 juin. Après six mois de travail et l’audition de 60 spécialistes, il présente 24 recommandations. « L’épidémie de Covid-19 a mis en lumière la pénibilité et les accidents du travail dans les métiers de la santé et de l’aide à la personne, rappelle Laurence Cohen, corapporteure et sénatrice communiste du Val-de-Marne. Mais d’une manière plus générale, les conséquences sur les femmes de leurs conditions de travail sont sous-estimées. »
Un rapport bienvenu mais tardif, pour Florence Chappert, coordinatrice du projet « Genre, égalité, santé et conditions de travail » à l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact), auditionnée pour le rapport : « Ce travail aurait dû sortir il y a longtemps mais, jusqu’à très récemment, il n’existait aucune visibilité sur ces sujets en France. Hormis ce qui a trait aux conditions de travail pendant la grossesse, aucune approche genrée n’avait été conservée dans le Code du travail. L’Anact, qui a décidé fin 2008 d’introduire le genre dans les méthodes et approches en matière d’amélioration des conditions de travail, s’est heurtée au fait qu’il n’y avait ni statistiques publiées ni recherches. »

De multiples facteurs d’invisibilisation

La sous-estimation des difficultés rencontrées par les femmes, au cœur du rapport rendu par les sénatrices, a de multiples causes. « Historiquement, les syndicats ont moins pesé dans la reconnaissance de la pénibilité des professions féminisées, souligne Karine Briard, économiste statisticienne à la direction de l'Animation de la recherche, des Études et des Statistiques (Dares) du ministère du Travail. Dans les métiers de la petite enfance, la charge physique et les exigences émotionnelles auxquelles doivent faire face les femmes sont sous-estimées au prétexte qu’elles auraient “naturellement” les compétences pour ces tâches. »
Les femmes pâtissent aussi de difficultés moins visibles, ce qui nuit à leur prise en charge. « Il est moins évident d’évaluer l’impact d’un travail répétitif nécessitant des gestes précis et fins que celui du port de charges lourdes, explique Agnès Aublet-Cuvelier, adjointe au directeur des études et de la recherche de l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS). Et les différences physiologiques entre femmes et hommes ne sont souvent pas prises en compte pour l’aménagement des postes, alors que les normes conçues pour l’homme moyen ne s’adaptent pas à la morphologie féminine. »
Davantage concernées par la précarité d’emploi, les femmes ont également des conditions de travail plus délétères dont elles s’extraient plus difficilement. « Elles entrent plus souvent au premier niveau de qualification et n’en bougent pas, s’exposant ainsi davantage que les hommes à des phénomènes d’usure professionnelle », précise Florence Chappert.

Réparation et prévention inadaptées

Pour les sénatrices, la sous-estimation des difficultés rencontrées par les travailleuses s’accompagne d’une sous-déclaration et d’une sous-reconnaissance des maladies professionnelles dont elles souffrent, certaines n’apparaissant pas dans les tableaux. Lorsque les risques pour leur santé sont pris en considération, les mesures de prévention sont trop souvent inadaptées, avec notamment des équipements de protection individuelle conçus pour des gabarits masculins.
Parmi les secteurs à prédominance féminine, les métiers du soin sont particulièrement concernés par les risques professionnels : infirmières, aides-soignantes et aides à domicile cumulent trop souvent le port de charges supérieures à la norme de 25 kg, des exigences émotionnelles fortes et des horaires atypiques, avec une augmentation de 26 % des risques de développer un cancer du sein en cas de travail de nuit. Dans les professions de nettoyage, les femmes, qui représentent 80 % des effectifs, sont en moyenne chaque jour en contact avec 7 agents cancérigènes. 20 % des femmes ont subi au moins un fait de violence (sexiste, sexuelle ou autre) au cours de l’année écoulée. « Les accidents du travail diminuent globalement, mais augmentent pour les femmes, constate Florence Chappert. Les risques de troubles musculosquelettiques sont deux fois plus élevés chez les femmes et trois fois plus chez les ouvrières. »

« Chausser les lunettes du genre »

Dans ses recommandations, le rapport du Sénat reprend l’expression utilisée par l’Anact à partir de 2009 : « Chausser les lunettes du genre. » Il s’agit de penser enfin la santé au travail au féminin. « Parmi ses préconisations, la première me paraît fondamentale : c’est l’élaboration et l’exploitation de statistiques prenant en compte le genre de façon plus systématique, relève Agnès Aublet-Cuvelier. Doit être appliquée enfin l’obligation légale d’un document unique d’évaluation des risques (DUER) qui comporte cette mise en visibilité genrée. » Pour mettre en œuvre ces préconisations, il faudra des moyens humains accrus, réclamés par le rapport, notamment pour l’Inspection du travail, afin de renforcer les contrôles.
« La proposition de former et sensibiliser les professionnels de santé à une approche genrée me semble devoir viser, plus que les médecins du travail déjà sensibilisés, d’autres acteurs des services de prévention et santé au travail, ainsi que la chaîne des soignants », poursuit Agnès Aublet-Cuvelier. Le rapport recommande également l’élaboration d’une stratégie nationale pour la santé des femmes qui inclurait un volet « santé au travail » et reconnaîtrait le « rôle pivot de la médecine du travail ». Il promeut une adaptation des mesures de prévention primaire et secondaire aux conditions de travail des femmes.

Une démarche transpartisane

« Différencier n’est pas discriminer », répètent les corapporteures. Une proposition concernant le congé menstruel n’a pas cependant pas fait l’unanimité (lire l’encadré), par crainte de susciter des discriminations, qui existent déjà dans les faits à de nombreux niveaux (embauche, salaire, etc.). « Il faut trouver une organisation, des aides techniques, etc. qui bénéficient à tout le monde », énonce Agnès Aublet-Cuvelier.
Quelles suites seront données à ce rapport, jugé précieux par toutes les spécialistes interviewées ? « Nous voulons que nos recommandations soient prises en compte par le gouvernement et se concrétisent par des lois et des amendements, affirme Laurence Cohen. La dimension transpartisane de notre travail est essentielle pour faire avancer ces propositions sur des sujets pour le moins majeurs. »

Concilier travail et problématiques de santé féminines
Corinne Renou-Nativel

Même si elles concernent près de la moitié de la population en âge de travailler, règles et ménopause sont de solides tabous dans le monde professionnel. L’endométriose, pathologie qui touche 10 % des femmes en âge de procréer, commence tout juste à être prise en charge, avec la mise en place récente d’une stratégie nationale. Des problématiques abordées par le récent rapport de la délégation aux droits des femmes du Sénat, sur la santé au travail de ces dernières, remis le 28 juin. Celui-ci recommande d’ajouter l’endométriose à la liste des affections de longue durée, afin que les femmes qui en souffrent ne se voient plus imposer un délai de carence, synonyme de pertes financières. A l’instar du cancer du sein, qui survient en moyenne plus tôt que les autres cancers donc potentiellement au cours de la vie professionnelle, l’endométriose pose la question du maintien dans l’emploi.
« Tous ces sujets sont tabous pour les femmes elles-mêmes, qui n’osent pas les évoquer, relève Agnès Aublet-Cuvelier, adjointe au directeur des études et de la recherche de l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS). Il existe un retard autour des pathologies féminines sur tous les plans, y compris médical. Moins dépistées, elles sont moins diagnostiquées. Il en découle plus de difficultés à en parler et à en tenir compte dans la vie professionnelle. »
Concernant les grossesses, les femmes continuent de craindre les réactions de leur employeur, les absences liées à la maternité demeurant un frein à leur évolution professionnelle. « En cas de grossesse, il faut que les entreprises prennent à bras le corps la question de l’aménagement des postes ou du changement temporaire d’affectation », estime Florence Chappert, coordinatrice du projet « Genre, égalité, santé et conditions de travail » à l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact). « En 2017, l’Anact avait été saisie à la suite de fausses couches chez des salariées de la grande distribution et avait émis des recommandations, précise-t-elle. Levier important encore insuffisamment mobilisé, les médecins du travail peuvent être un appui précieux pour faire évoluer les organisations du travail. »