Controverse sur l'agrément d'experts CHSCT

par Eric Berger / avril 2012

La dernière publication de la liste des cabinets d'expertise CHSCT agréés par le ministère du Travail a créé la surprise. Des sociétés ont reçu le précieux sésame malgré les réserves formulées dans le dossier d'instruction et les avis du Coct.

Ils n'en étaient pas à leur première demande, mais cette fois aura été la bonne. Capital Santé et Stimulus Conseil ont reçu, en début d'année, leur agrément du ministère du Travail, indispensable sésame pour pouvoir réaliser des expertises pour les comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). Identifiés comme des spécialistes des risques psychosociaux (RPS), ces deux cabinets sont régulièrement sollicités par les directions d'entreprise. Ils sont à l'origine, en 2011, de la création de la Fédération des intervenants en risques psychosociaux (Firps), fondée dans le but de structurer une profession en plein essor. Mais leur méthode, essentiellement axée sur une approche individuelle des tensions dans le travail, est loin de faire l'unanimité dans le milieu de l'expertise. Une critique que réfute Patrick Légeron, le dirigeant de Stimulus : " Beaucoup restent sur une représentation de notre activité à son commencement, sans prendre en considération notre évolution. "

Autre surprise de cette cuvée 2012, l'agrément d'IDRH, une entreprise de conseil dans les domaines de l'organisation du management et des ressources humaines qui intervient souvent dans les administrations de l'Etat et les collectivités territoriales. " Nous ne serons ni la voix du patron ni celle de telle ou telle organisation syndicale, mais nous répondrons au mieux au donneur d'ordre qui demande une intervention aux meilleures conditions techniques du marché ", affirme le dirigeant d'IDRH, Jean-Luc Placet, par ailleurs président de la Fédération patronale des entreprises de conseil Syntec et responsable, au sein du Medef, d'une commission " respect de l'homme ".

" Des critères de plus en plus tatillons "

Cette décision d'ouvrir la porte de l'expertise à ces sociétés a d'autant plus surpris que d'autres cabinets, intervenant depuis de nombreuses années auprès des CHSCT, ont vu leur agrément renouvelé pour un an ou deux, au lieu des trois ans généralement accordés. " Le ministère attend que nous nous conformions à des critères de plus en plus tatillons, expose un ergonome. Et cela en respectant le cadre d'une intervention dans des contextes exigeants, avec des pressions des directions sur les coûts de nos missions et de fortes attentes de solutions opérationnelles de la part des membres du CHSCT. Or, que constatons-nous ? L'adoubement de cabinets qui n'ont même pas comme prérequis les règles du métier. "

Cette intronisation de cabinets plutôt propatronaux dans le cercle des experts CHSCT signifie-t-elle un changement d'orientation ? En raison de l'importance prise par la problématique des risques psychosociaux, ce droit des CHSCT de pouvoir choisir en toute indépendance leur expert n'est pas du goût de tous les employeurs, qui souhaiteraient instaurer une codésignation. En 2009, sous l'effet de la directive Bolkenstein, l'agrément a bien failli disparaître au profit d'une simple accréditation1 . Devant le refus des organisations syndicales, le ministère du Travail avait maintenu cette procédure. Mais elle a été aménagée afin de l'objectiver et de légitimer ainsi l'expertise. Au cours des deux dernières années, un groupe de travail paritaire s'est attaché à affiner six familles d'indicateurs, qui désormais se déclinent en 27 sous-critères. L'ensemble de ce corpus sert de grille d'analyse à l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact) et à l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS), chargés de l'instruction technique des dossiers des candidats (voir article page 21). C'est à partir de ces éléments que la direction générale du Travail (DGT) prononce des propositions d'avis, répertoriées dans un tableau et sur lesquelles seront consultés les partenaires sociaux réunis au sein de la commission n° 5 du Conseil d'orientation sur les conditions de travail (Coct).

Avis défavorables

Ce document confidentiel de la DGT, que Santé & Travail est parvenu à consulter, est sans concession pour Capital Santé. Ce cabinet n'aurait en effet rien compris aux objectifs de l'expertise CHSCT, qui servirait, selon lui, " à réaliser, en coconstruction avec le CHSCT, une évaluation des risques professionnels très orientée vers les RPS ". Conclusion : avis défavorable. Jugement également négatif concernant le dossier de Stimulus Conseil : " Le développement des critères et les outils proposés concernent une méthodologie relative à l'évaluation des risques psychosociaux au travail ou à la prévention des risques professionnels, et s'écarte des attendus en matière d'expertise CHSCT ", estime l'administration.

En revanche, IDRH a parfaitement réussi son examen d'entrée. La note méthodologique établie par ce cabinet " permet de retrouver le cadre juridique et les finalités de l'expertise CHSCT ". Ce professionnel du conseil est agréé pour une durée de deux ans, et cela malgré l'opposition unanime des organisations syndicales. Car l'avis des représentants des syndicats et des employeurs n'est que consultatif. Quoi qu'il en soit, en dépit de son avis défavorable, Capital Santé a été repêché grâce au soutien des employeurs. Résultat : un agrément pour une durée d'un an. Dans le cas de Stimulus, le soutien est surtout venu de Force ouvrière : " Nous sommes partisans d'une ouverture à ce cabinet ", signale Bertrand Neyrand. A l'issue du débat, la DGT donne l'agrément à Stimulus pour une seule année.

La direction générale du Travail n'a pas souhaité s'exprimer sur ces cas particuliers. " Lorsqu'il n'y a pas de consensus au sein de la commission du Coct chargée d'examiner les demandes d'agrément, nous échangeons entre nous à partir des débats et proposons un avis au directeur général du Travail, qui prend la décision d'agréer ou non le cabinet ", précisent toutefois Catherine Dubois-Gaillard et Jacques Le Marc, responsables du pilotage de la procédure d'agrément à la DGT.

Petits arrangements

Contre toute attente, dans la liste finalement promulguée, la durée a été augmentée d'une année. " Stimulus a très probablement bénéficié d'une intervention du cabinet du ministre du Travail. Il y a les règles officielles et les autres... ", confie, sous couvert d'anonymat, un fin connaisseur des rouages de l'agrément. Pour une instruction qui se veut désormais plus rigoureuse et objective, le résultat de cette concertation donne davantage un goût de petits arrangements. " En réalité, l'agrément n'est-il pas le résultat d'une tractation entre syndicats, patronat, ministère et poids lourds de l'expertise, chacun défendant un intérêt particulier ? ", interroge un consultant. Les critères très formalisés auxquels doivent aujourd'hui se conformer les candidats ont fini par décourager de petits cabinets, qui pointent une perte de sens. " Ces indicateurs mesurent la conformité à un stéréotype, dénonce la consultante Anne Flottes. Les démarches se standardisent, conduisant les intervenants à entrer dans une étude obligée qui peut n'avoir aucune pertinence scientifique vis-à-vis de la question posée. Or les difficultés psychiques au travail ne peuvent relever d'une démarche classique d'évaluation des risques. "

Une évaluation très académique
Eric Berger

Six familles d'indicateurs (instruction de la demande, construction du diagnostic, diagnostic, propositions, pédagogie de l'action, déontologie) sont utilisées par l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS) et l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact) pour l'instruction des demandes d'agrément. La note méthodologique remplie par les candidats doit répondre sur tous ces points. Dans les cas de renouvellement, les cabinets sont évalués non seulement sur leur méthodologie, mais aussi sur des rapports d'expertise réalisés, qui sont jaugés au regard de l'ensemble des critères. Il est attendu de l'intervenant, par exemple, qu'il retrace le contexte et l'histoire de la demande, analyse les documents disponibles, explicite clairement les positions et points de vue de chacun des acteurs, reformule les positions et ne se limite pas à les rapporter... Les injonctions portent également sur la forme du rapport. Celui-ci doit être clairement présenté et faire le lien entre le corps du texte et les pièces annexes ou/et la bibliographie.

" Rédaction un peu lourde "

Ce travail très académique appelle des appréciations qui le sont tout autant. Ainsi peut-on lire ce commentaire élogieux : " Le rapport est de très bonne qualité, dense tant dans l'analyse que dans le domaine des références normatives et réglementaires. Les résumés des synthèses sont pertinents. L'analyse des situations de travail et les illustrations par des photos positionnent bien la réalité de l'activité. L'effort de pédagogie de l'action est net. " Ce n'est pas le cas de cet autre rapport : " Son contenu est parfois peu compréhensible. Il est fait un rapprochement à une vague analyse ergonomique dans le secteur tertiaire avec un tableau de synthèse et une annexe qui n'apporteront rien au CHSCT. "

Dans le cas d'une première demande, l'instruction s'attache seulement à vérifier que les critères sont tous renseignés, cela dans le moindre détail. Beaucoup de candidats sont épinglés pour ne pas avoir fait mention du cadre réglementaire. Une autre note méthodologique est mal accueillie pour " absence d'observation du travail dans le cas de projet important, absence de précisions sur l'importance du rapport écrit et d'évocation d'une bibliographie utile ultérieurement ". Attention, enfin, à ne pas ennuyer votre examinateur, comme en témoigne cette remarque : " La rédaction parfois un peu lourde [...] rend la lecture fastidieuse. " Pour faire de l'expertise, il faut aussi avoir du style.

A la suite de ces évolutions de l'agrément, l'organisation Solidaires a adressé un courrier à l'ensemble des cabinets agréés, les appelant à se positionner par rapport à certains points comme l'indépendance des experts vis-à-vis des intérêts économiques et des employeurs ou encore la volonté d'établir une coconstruction de l'expertise avec le CHSCT. " Nous rappelons également que l'intervention doit permettre aux travailleurs de trouver un espace permettant de mettre le travail en débat pour pouvoir le transformer ", indique Eric Beynel, porte-parole de Solidaires.

Appels d'offres paritaires

L'agrément accordé à Stimulus, Capital Santé et IDRH a ouvert une brèche. D'autres spécialistes de la gestion du stress, comme Artelie Conseil ou l'Ifas, pourraient devenir les prochains sur la liste. Rien de surprenant pour François Cochet, directeur des activités de santé au travail chez Secafi et président de la Firps : " L'agrément est devenu un gage de qualité pour les interventions sur les risques psychosociaux. Nous voyons se développer des appels d'offres paritaires, où seuls les cabinets agréés peuvent répondre. " Mais il n'est pas impossible que, dans le cadre strict des expertises CHSCT, des employeurs parviennent finalement à imposer leur choix d'un cabinet aux représentants du personnel. Si le droit attribue la maîtrise de la décision aux élus du CHSCT, certains pourraient céder aux pressions de leur direction pour s'épargner un conflit. La codésignation s'installerait de fait. Les organisations syndicales, conscientes de ce risque, attendent de voir les premiers rapports rédigés par les nouveaux cabinets agréés afin de les juger sur pièces.

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    Voir " Menaces sur l'expertise CHSCT ", Santé & Travail n° 67, juillet 2009.